mardi 4 septembre 2012

Miguel de CERVANTES - L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche


Titre : L’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Auteur : Miguel de CERVANTES
Traduction : Aline SCHULMAN
Préface : Jean-Claude CHEVALIER
Editeur : Seuil
Format : 14,5X22cm
Nombre de pages : 528 pages (t1) et 550 pages (t2)
Parution : 1996
Première parution 1605 (tome 1) et 1615 (tome 2)
Prix : 149F le tome
Dans son Art du roman, Milan Kundera élève Miguel de Cervantès au titre de fondateur des Temps Modernes au même titre que Descartes. Et il s’en explique : « S’il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l’être de l’homme … avec Cervantès un grand art européen (sous-entendu le roman) s’est formé qui n’est rien d’autre que l’exploration de cet être oublié. » et l’auteur tchèque de poursuivre sa démonstration sur une quinzaine de pages. Loin de moi l’idée prétentieuse de remettre en cause les dires du tout nouveau membre du club très fermé de la Pléiade, simple volonté de comprendre en quoi les élucubrations de Don Quichotte et de son fidèle écuyer auraient pu donner ses lettres de noblesse au roman. Belle occasion aussi de revisiter avec un regard neuf le célèbre auteur espagnol qui m’avait vite ennuyé dans les années jeunesse. En avant donc pour un repas pantagruélique de deux tomes représentant plus de 1000 pages dans l’Espagne du XVIe siècle. Qu’en reste-t-il à la sortie ?
Rester au premier degré de l’aventure conduit vite au manque d’intérêt, donc à l’impasse. Le combat à contretemps, contre les moulins à vent, la libération des forçats et quelques autres prouesses de ce type relèvent de la folie d’un homme, mais le dérangement dont souffre Don Quichotte dérange quelque peu le lecteur tant le chevalier fait preuve de sagesse et d’érudition dans les moments de lucidité. Le sourire fait alors place à l’interrogation, au besoin de comprendre les motivations de cet homme épris d’idéal, capable d’entraîner à sa suite un écuyer parfois crédule, à d’autre moments rempli de bon sens, le bons sens des gens de la terre confrontés aux dures réalités de l’existence. Si l’aventure rencontrée au hasard du chemin tourne souvent au fiasco, au contact du chevalier errant et de son écuyer, des situations extrêmes, figées, au bord du définitif, se dénouent grâce à eux (rare), malgré eux ou sans eux. Si bien que nos deux héros s’en retournent chez eux, pour la fin du premier tome, conforté dans son délire pour le premier, riche de deux cents écus bienvenus pour le deuxième.
Déjà le questionnement s’immisce dans la tête du lecteur. Aventures décalées, d’un autre temps peut-être, les enchantements d’aujourd’hui existent, ils ont simplement changé de nom (et encore ?). Combien perdent la tête et le sens des réalités devant les jeux de toutes sortes (grattage, tirage et j’en passe), le mirage de l’endettement, la poussée des sectes, le souci d’un corps parfait, l’argent facile, le déni du temps qui passe et use, les ressources du sol inépuisables – chacun pourra continuer la liste avec des exemples de son choix. Devant l’illusoire, la lucidité perd ses droits et toutes les dérives sont possibles. Les enchantements du XXIe sont nombreux tout comme les chevaliers errants à la recherche du bonheur, ou de la sensation du bonheur, denrée très volatile, malaisée à mettre en cage.
Avec méthode, le deuxième tome démonte la mécanique. Entrent en scène les profiteurs (un duc et son épouse très riches) qui voient très vite le profit qu’ils peuvent tirer de ces deux bouffons hors de toute norme, se gaussent en douce, mais les encouragent, alimentent la supercherie en accompagnant le délire de mises en scène et de décors factices. Malgré cela, Don Quichotte n’est pas vraiment heureux : en manque d’aventure, il songe à reprendre l’errance. De son côté, Sancho Panza, déçu, refuse l’archipel de ses rêves. L’intervention inquiète des amis, le bachelier, le curé, ne fera pas mieux que de briser le rêve et d’enfermer les aventuriers dans une réalité dont le chevalier ne sortira pas vivant.
Que peut tirer le lecteur de ces mille pages ? Une belle leçon de vie pour qui fera l’effort de dépasser le cadre de ces histoires certes extravagantes, et encore l’étaient-elles il y a quatre siècles alors que les chevaux étaient de chair et que les enchanteurs couraient la campagne (ou du moins la tête des gens simples). Dans le fil de l’aventure comme dans la bouche de ses personnages, Miguel de Cervantès, comme le dit si bien Kundera, voit « le monde comme ambiguïté, avoir à affronter , au lieu d’une vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent… ». Rien ne vaut la parabole, la narration, pour le démontrer et c’est là que le roman, par la plume de l’écrivain joue son rôle, un rôle irremplaçable car il peut tout se permettre et tout dire, assujetti qu’il n’est à aucune règle.
Ce constat suffirait à faire de l’ouvrage de Cervantès un roman moderne par le message universel qu’il distille. Mais l’écrivain n’en est pas resté là, il a cassé toutes les convenances du récit si l’on excepte la chronologie respectée à la lettre. Le temps devient élastique : d’un trait de plume, Don Quichotte et ses amis sautent trois cents ans. Le livre des exploits du chevalier précède même l’exploit du héros, ce qui fâche ledit chevalier : celui s’empresse de contredire le destin qui lui est promis en modifiant sa destination. Quant aux détails matériels, l’auteur se moque des incohérences qu’il traite par le mépris : les lieux, les éléments, le paysage sont au service de l’histoire et des personnages, un point c’est dit.
Reste l’écriture et le style. Le langage ampoulé, parfois précieux, sont remarquablement retracés par la traductrice Aline Schulman. Style de l’époque qui peut surprendre au premier abord par rapport aux phrases courtes, dépouillées d’aujourd’hui. Les dialogues sont de longs monologues rarement interrompus par les interlocuteurs. Avec les siècles, la langue s’est épurée, simplifiée, tendue vers le but à atteindre au plus vite, la flânerie n’a plus court. Il n’est pas certain que ce style un peu désuet plaise au lecteur d’aujourd’hui. Une fois passée la phase d’adaptation nécessaire, on se laisse cependant facilement conduire au pas lent du chevalier d’autant que l’érudition /imagination de Cervantès est foisonnante et que l’ennui est rarement au rendez-vous. Question humour, Sancho Panza s’en charge par ses réparties et la litanie de proverbes (inventés ? repris ?) qu’il débite tout au long des deux livres. Cela pour dire que Cervantés a accompli là quelque chose de gigantesque, à l’issue d’un travail qu’on devine monstrueux, c’est sans doute le prix à payer pour qu’un ouvrage prenne l’importance d’une œuvre.

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