vendredi 7 septembre 2012

Mathias ENARD : L’alcool et la nostalgie


Titre : L’ALCOOL ET LA NOSTAGIE
Auteur : Mathias ÉNARD
Editeur : Inculte Fiction
Format : 16,5X20cm
Nombre de pages : 96 pages
Parution : février 2011
Prix : 13,90€
ISBN : 978-2-916940-48-9






De Mathias Énard, on connaît le prodigieux Zone, un pavé de 520 pages qui nous promène de guerre en conflit dans le pourtour méditerranéen au XXe siècle. Un monde à vif toujours prêt à l’embrasement drainant combattants perpétuels et agents secrets où la vie tient du miracle mais l’amitié peut aussi y être aussi forte que l’amour. Pour survivre à cet extrême, taillé à la hache, lourd de silence et de solitude, les béquilles s’appellent stupéfiants et alcool, la violence appelle la violence et cela crée une atmosphère un peu glauque que l’on retrouve dans cet ouvrage au titre évocateur L’alcool et la nostalgie. Là s’arrête le parallèle car les héros de ce court roman ne sont pas des guerriers mais des jeunes plutôt ballotés par l’existence. Mathias traîne sa nostalgie à Paris depuis que son amour Jeanne a décroché une bourse pour étudier en Russie. Pour n’en point revenir puisqu’elle s’est attachée à ce pays ainsi qu’à un certain Vladimir. Trois amitiés fortes imbriquées comme des poupées russes. Un triangle amoureux qu’on supporte comme on peut à coups de dope et d’alcool jusqu’à ce coup de fil de Jeanne en pleine nuit qui annonce la mort de Vladimir. Mathias décide d’escorter le corps de son ami à bord du Transsibérien de Moscou jusqu’à la terre natale de celui-ci. Quatre mille kilomètres pour se souvenir ou reprendre tout au début, peut-être se reconstruire. Mais quatre mille kilomètres pourquoi ?
Et voilà, comme dans Zone le train vecteur du souvenir et porteur de destin. Voilà encore les longues phrases qui se mettent à couler comme un torrent de pierre en pierre, chaque fragment venu du précédent et préparant le suivant. En pleine dérive, la cervelle imbibée généreusement d’alcool fort étale dans le désordre les pièces du puzzle : Jeanne et Mathias, Paris et Moscou, Mathias et Vladimir, la vodka et l’opium, la Russie de l’histoire et celle du présent. Une fois de plus, Mathias Énard déploie une belle panoplie de connaissances, fait revivre sous nos yeux la Sibérie goulag et le Moscou d’aujourd’hui, les « gigantesques blondes en fourrures, haut perchées sur des talons si fins qu’on croyait à chaque instant qu’ils allaient percer le macadam », s’égare un instant pour retomber sur ses quilles quelques lignes plus loin « la ville ne disait rien, elle ne se plaignait pas d’être ainsi criblée d’épingles comme une poupée vaudou ». L’allusion brève à l’histoire, l’usage habile de la métaphore donnent du corps au texte, du pur muscle sans mauvaise graisse pour l’empâter : le roman court à la vitesse de la nouvelle vers une chute qui ne pouvait mieux porter son nom.


Un extrait (page 66)
L’Oural est une montagne décevante, des collines en pente douce couvertes de mélèzes où des rivières ont creusé de larges vallées, dans quatre ou cinq heures nous serons à Ekaterinbourg, Ekaterinbourg comment s’appelait-elle à l’époque soviétique, cette ville du massacre et de l’indus¬trie lourde, interdite aux étrangers jusqu’en 1990, Vladimir nous y avait amenés, un des rares voyages que nous ayons fait tous les trois, peu de temps après mon arrivée à Moscou, une fois réglés mes interminables problèmes de visa que Volodia avait résolus en passant par une agence spéciale pour travailleurs immigrés qui corrompait les fonctionnaires de l’immigration à tour de bras, du coup il m’appelait le Tadjik, le Tadjik ou l’Ouzbek, à Ekaterinbourg il n’y avait rien à voir à part quelques vieux bâtiments constructivistes à demi ruinés et l’endroit où le tsar et sa famille avaient été passés par les armes, on y construisait une immense cathédrale, une immense cathédrale censée devenir un lieu de pèlerinage pour la Russie entière, exactement ce que les Soviétiques avaient cherché à éviter des années durant : on rendait aujourd’hui un culte aux Romanov sanctifiés et plus aux révolutionnai¬res qui les avaient descendus, après plus d’un an de captivité, le 17 juillet 1918.

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