mardi 3 décembre 2013

Léonora MIANO, prix Fémina 2013


La lauréate du Prix Fémina 2013 était annoncée de longue date. Devant l’affluence prévisible, l’organisation a ajouté une centaine de chaises et des coussins au sol pour les plus lestes. L’entrée se fait dans la pénombre. Seules sont éclairées dans un coin deux chaises et une petite table portant deux micros. Devant celui de gauche une pile de livres, devant l’autre un seul. Impassible, le regard un peu perdu, l’animateur debout observe l’assistance, puis il s’assoit devant la pile et annonce son invitée. Celle-ci surgit de l’obscurité, diaphane car sombre sur sombre, avant de prendre corps sous la lumière et susurrer un bonsoir inaudible.
Dans son préambule flou, l’animateur présente d’une parole hésitante l’écrivain avant d’entrer dans des considérations confuses sur l’œuvre, puis de s’arrêter net. Léonora Miano s’inquiète : « Il faut répondre ? » Mais non, ce n’était pas une question. Place à la lecture qui portera sur La saison de l’ombre, le dernier ouvrage publié.
L’assemblée retient son souffle. L’invitée saisit le livre, l’ouvre au premier signet et attend, tête baissée, que les derniers retardataires en train de se poser « se calment ». Froid dans l’assistance, le public est au pas. Enfin elle entame les premières phrases, d’une lecture lente, timbre de flute de pan aux sonorités graves, une parole venue du fond. Sous la lumière plongeante, les traits du visage se font indistincts. Quel œil cache-t-elle derrière les bords épais de ses lunettes ? Un doute ! Lit-elle vraiment ou dit-elle comme si le texte était en elle ? Effet de lumière probablement. Si ce n’est un toussotement isolé, aucun bruit dans la salle, l’assistance se tient à carreaux. Fin du premier extrait.
En un geste ralenti à l’extrême, la lectrice saisit le signet suivant entre le pouce et l’index et fait pivoter les pages. Tête immobile, elle concentre son regard sur la nouvelle page. Les mouches s’abstiennent de voler. Chaque geste est mesuré, y aurait-il dans le texte un enfant qu’il ne faudrait pas éveiller, un être si fragile pour que le livre soit manipulé avec tant de précaution. La lecture reprend.
Un peu plus tard, fin d’une autre séquence. La lectrice retourne le livre ouvert, le pose avec délicatesse sur la table, saisit avec lenteur la petite bouteille d’eau, dévisse le bouchon, verse une rasade dans le grand verre mis à sa disposition, revisse le bouchon, saisit le verre pour avaler une gorgée, le repose, puis retourne l’ouvrage.
Voilà qu’au milieu d’une phrase un participant est pris d’une quinte de toux. Léonora Miano s’arrête, lève les yeux sous l’agression, puis reprend lorsque la perturbation cesse. Dans l’assistance commence l’épreuve, la crainte d’un picotement de gorge ou le réveil d’une vieille allergie qu’il faudrait évacuer bruyamment. Et cela nuit à l’écoute et fait perdre le fil.
La lecture s’allonge, va au-delà de la moyenne, insensible au temps qui passe. Le point final surprend à la naissance d’une phase d’assoupissement. La séance a dépassé le cap de l’heure. Applaudissements.
Retour de l’animateur. Questions ? Pas de question ! Quel téméraire oserait se mettre en avant pour dégeler l’état de tétanisation causé par la lecture. L’animateur n’est pas un perdreau de l’année, il avait prévu le coup et lance une question pour amorcer. Il s’interroge sur cette phrase de la quatrième de couverture : « Nous sommes en Afrique subsaharienne, quelque part à l’intérieur des terres ». « Subsaharienne », pourquoi ce mot ? « Quelque part » pourquoi ce choix ? Et l’on découvre une autre Léonora, celle qu’on avait déjà appréciée à la radio, avant le prix. La voix se fait plus forte, le débit plus rapide, la parole facile, la langue d’une grande pureté et la passion retenue vient à la surface. La militante exprime sa retenue devant l’Afrique « noire », un morceau de continent découpé et dénommé par la colonisation, mais porté par une certaine unité. Du Sahara à l’Afrique du sud, l’origine et le vécu présentent des points communs et font lien. Le « quelque part » de l’ouvrage y trouve partout sa place. Les questions arrivent désormais en un compte-gouttes régulier, ce qui permet à l’invitée de préciser le but de l’ouvrage « c’était à l’Afrique de raconter l’histoire de ce qui s’est passé dans son intimité » et c’est bien cela qui transparait, au fil de chaque évocation, remettre au net le curseur, reprendre en main son identité qui ne sera jamais mieux portée que par soi-même.
Par son œuvre comme par son discours, Léonora Miano fait partie de femmes puissantes, à l’image de Marie N’Diaye, Fatou Diome, Schoslastique Mukasonga, ou Yanick Lahens en Haïti. Elles ont entrepris, par le biais de la culture et de l’écriture, un immense chantier, celui de porter haut et fort le continent africain en même temps que ceux qui y vivent. En cela, elles esquissent ce que sera l’Afrique de demain : majeure et incontournable. Et si la langue française peut les soutenir, tant mieux et merci !



Titre support : LA SAISON DE L’OMBRE – Prix Fémina
Auteur : Léonora MIANO
Éditeur : Grasset
Publication : 28 août 2013
Format : 14X20,5 cm
Nombre de pages : 235
Prix : 17,00€
ISBN : 978-2-246-80113-9



vendredi 29 novembre 2013

Jacques LANZMANN – Les Transsibériennes


Avec un tel titre, connaissant l’infatigable globe-trotter qu’était Jacques Lanzmann, on pouvait s’attendre à une pure immersion, par des chemins sans fin, dans les paysages sauvages de cette immense contrée. Et l’on a faux ! Complètement faux ! Lorsqu’ils viennent sur le devant de la scène, les grands espaces sont traités sommairement à force de clichés, descriptions passe-partout, auxquels viennent se mêler le sempiternel froid sibérien et la tension du pouvoir soviétique.
Le train mythique sert de décor à un huis clos où se débattent parmi quelques comparses un homme et une femme dans un jeu amoureux, du type chat entreprenant face à souris complaisante. Un amour de passage assaisonné d’un jeu de postures que l’on a du mal à suivre. Comme si on voulait arriver au but en faisant tout pour ne pas y arriver. Une affaire banale si elle n’avait été perturbée par l’arrivée de l’épouse. Une histoire où, à tour de rôle, chacun prend l’avantage pour le perdre à la page suivante. Une intrigue au souffle court qui ne résistera pas à la longueur d’un trajet de rêve qui méritait mieux.
Lors de sa sortie à l’aube des années 80, dans un autre contexte sociétal et politique, un monde où la communication filait à la vitesse du train, ce type de roman pouvait trouver ses lecteurs. Les grands ouvrages résistent au temps et marquent leur époque parce qu’ils labourent profond. Dans son décor de carton pâte, porté par une intrigue poussive proche de l’abracadabrantesque, Les Transsibériennes ne présentent guère d’intérêt à la lecture aujourd’hui. Un livre à oublier ! L’aventurier touche-à-tout Jacques Lanzmann, auteur prolifique d’une cinquante d’ouvrages, sans compter les à-côtés, devra avoir produit mieux pour rejoindre la bibliothèque personnelle.



Titre : LES TRANSSIBÉRIENNES
Auteur : Jacques LANZMANN
Éditeur : Robert Laffont (Le Livre de Poche)
Publication : 1978
Pages : 218
Dimensions : 11X17cm
Prix :
ISBN :








mardi 18 juin 2013

Vassili GOLOVANOV - Espace et labyrinthes



Dans son Éloge des voyages insensés*, Vassili Golovanov nous entraînait vers les argiles désolées de l’île de Kolgouev, cent ans après l’explorateur Trevor-Battye, en un voyage au bout de l’extrême dans l’espace et le temps. Livre retournant chaudement couvé dans la bibliothèque personnelle. Que pouvait-il nous offrir de plus ? Réponse : de grands espaces et un labyrinthe aux confins d’existences capturées au plus près de la source.
Dans cette série de textes d’Espaces et labyrinthes comme autant d’aventures, peut-on parler de nouvelles quand il s’agit d’une quête des origines, point commun de ces fragments, tous enrichis d’une profonde recherche documentaire. L’explorateur ne part pas au hasard vers les limites de la vie sans avoir préparé sa besace à capter la substance qu’il tire habilement de ces lieux et qu’il nous restitue richement habillée de sa belle écriture. Dépaysement assuré pour le sédentaire lecteur, émotion empreinte d’admiration pour cette remise en selle de lieux perdus, oubliés, mais sources d’existence.
Ainsi commençons-nous par remonter jusqu’à la source de la Volga où Golovanov entraîne sa propre fille, elle-même en quête d’un fleuve dont sa grand-mère lui a beaucoup parlé. Prodigieuse récompense pour l’écrivain lorsque sa fille écrit sur le livre d’or « que jamais de sa vie elle n’avait vu la Volga aussi belle ». Apothéose pour l’écrivain aventurier « Lorsqu’elle me l’a dit, j’ai compris que j’étais absous pour les siècles des siècles ».
Ce premier texte intitulé La source est une mise en bouche qui nous conduit sans transition au delta du même fleuve, là où la rivière donne naissance à la Gaspienne, puis à la conquête de la montagne Bogdo, « montagne sacrée des Kalmouks », colline de 149 mètres au dessus du niveau de la mer, dont l’ « élévation au-dessus de la steppe sans fin est si inattendue et si lourde de sens … que ni le nom de montagne donné à cette colline, ni la sainteté qui lui est attribuée ne semblent exagérés ».
Au quatrième texte, une autre dimension s’ouvre au lecteur. Nous voilà invités à suivre l’écrivain dans une singulière propriété en état de délabrement avancé, le parc de Priamoukhino où un petit groupe de jeunes anarchistes tente de restaurer le pavillon du parc, « nous allons inventer un musée. Même si un jour, le domaine est complètement reconstruit, il ne pourra être classé que grâce à cette ruine : l’Unesco ne reconnaît que les vestiges ». Nous sommes dans le berceau de la famille Bakounine où naquit et grandit un certain Mickaïl du même nom, fondateur de l’anarchisme russe. Dans une étude fouillée, Vassili Golovanov mêle habilement histoire, géographie, philosophie et découverte dans un texte savoureux qui nous entraîne vers un domaine d’exploration inhabituel. Et l’on comprend sous la plume de l’explorateur écrivain toute la charge portée par le lieu, double berceau, de l’anarchiste et de l’anarchisme.
Les deux derniers textes sont de la même facture. Bien qu’on soit un peu perdus dans la géographie de ces grands espaces, dans les patronymes russes toujours très compliqués, la communication via le texte s’établit entre l’auteur et le lecteur dans le Journal de Touva, une vision de l’Asie comme celle d’un berceau où l’on suit volontiers l’explorateur à la recherche des sources du chamanisme. Il en est de même de cette ville de Tchevengour, chère à Platonov, explorée sur le terrain livre de Platonov à la main, à la recherche de ces « gueux », des laissés pour compte en quête de bien-être.
Que cherche donc l’explorateur Golovanov, loin des bruissements de la vie actuelle, dans ces lieux perdus, oubliés, insignifiants à la limite de l’inexistence ? Ce livre ressemble à une quête passant par des chemins détournés, dans les traces du chamanisme, des anarchistes ou des gueux de Platonov, une quête aux confins de l’existence. Mais l’écrivain ne se livre pas, il se contente de décrire, montrer, mettre en avant, expliquer, suggérer, en laissant au lecteur son libre-arbitre. Mais derrière tout cela, à travers les choix de l’auteur et la masse de travail fourni, il n’y a qu’un pas à franchir pour imagine l’homme Golovanov à la recherche du sens de sa propre existence avec en filigrane un rejet de la société actuelle. Simple hypothèse, pourrait-on objecter sauf qu’à quelques pages de la fin, l’écrivain s’engage et nous livre son sentiment en guise de conclusion : « Platonov paraphrase Spengler – " l’avenir appartient à la civilisation, non à la culture : l’avenir sera conquis par l’homme spirituellement mort, intellectuellement pessimiste " – mais ne peut se résigner à ce constat. Moi non plus bien qu’on soit déjà entouré d’une foule d’individus spirituellement morts en effet, déjà incapables de compassion, d’empathie, de gaité normale, de largesse ou de générosité. C’est pourquoi les héros du roman**, en dépit de tout, me sont proches et chers. Et plus encore les gens croisés sur notre chemin, qui nous ont apporté la confirmation irréfutable de l’authenticité non fictive des Tchevengouriens ». Terrible constat. Maigre consolation, il nous reste encore un Golovanov.

* Il n’est pas certain que ce voyageur de l’extrême soit très connu chez nous. Ma rencontre avec Vassili Golovanov tient du hasard alors que je déambulais dans les allées du Festival des étonnants voyageurs de Saint-Malo en 2010. Au stand des éditions Verdier, je tombe en arrêt devant un curieux ouvrage intitulé Éloge des voyages insensés aussitôt pris en main et feuilleté. Coup de cœur immédiat. De l’autre côté de la table, un homme de petite taille, presque timide, d’allure aussi insignifiante que les paysages qu’il décrit. Comme quoi, la taille, pas plus que la silhouette, ni le premier abord, ne font l’aventurier. Nous avons échangé quelques mots pendant la dédicace. Autant que moi pour engager la conversation, lui-même semblait emprunté pour me décrire son pavé de 500 pages. Il concluait par ces simples mots : « c’est difficile à exprimer, il faut lire pour comprendre ». La lecture fut une aventure, pour ne pas dire un choc. Inutile de préciser si la sortie de ce nouvel opus était attendue.

** Tchevengour d’Andreï Platonov



Titre : ESPACE ET LABYRINTHES
Auteur : Vassili GOLOVANOV
Traduction du Russe : Hélène CHÂTELAIN
Éditeur : Verdier, collection « Slovo »
Publication française : février 2012
Nombre de pages : 248 pages
Format : 14X22cm
Prix : 18,80€
ISBN : 978-2-86432-662-5







vendredi 31 mai 2013

Pierre RABHI – Vers la sobriété heureuse



Sobriété heureuse, deux mots qui ne vont pas ensemble. Un titre à contre-courant dans une société où la consommation est portée aux nues comme une félicité suprême. En tête de gondole et premier bénéficiaire, le monde marchand surfant habilement sur le postulat de la croissance, relayé à volonté par des dirigeants politiques se croyant encore au temps des trente glorieuses. Prôner la sobriété dans ce contexte fait un peu blasphème et demande un certain courage.
Notre planète serait-elle une friandise extensible à l’infinie dans laquelle on peut mordre à belles dents sans souci de l’avenir ? Oui, disent les agités du business, adeptes du court-terme, disciples du dieu argent. À cette question, Pierre Rabhi répond non et développe dans son ouvrage les fruits d’une longue réflexion appuyée sur l’expérience personnelle et l’observation, aussi sur le développement de projets concrets basés sur ses idées. Il démonte aussi point par point, dans une langue riche d’un vocabulaire d’une grande précision, l’artifice monté de toutes pièces par le développement de la société industrielle avec en corollaire les puissances de l’argent. En déstructurant la civilisation agricole traditionnelle, la principale conséquence du nouveau modèle basé sur le profit aura été de creuser l’écart entre les riches et les pauvres et de jeter une partie de ces derniers dans la misère.
Ce n’est pas un énarque qui parle mais un paysan modeste qui a acquis son expertise sur le terrain, dans sa ferme de l’Ardèche. De son enfance, Pierre Rabhi retient l’équilibre délicat de son village d’enfance, au cœur du Sahara, une société millénaire où l’argent n’existait pas. Chacun y avait sa place et le sillon à tracer était visible du début à la fin. L’on prenait soin des vieux et souvent c’est parmi eux qu’on trouvait les sages expérimentés, connus et reconnus, écoutés car crédibles. Une société autosuffisante, où tout n’allait pas de soi, loin de là, mais portée par des valeurs adaptées au milieu de vie, une société qui par là-même, devenait vivable, donc durable. Chacun y apportait sa goutte d’eau et la rivière coulait avec une vraie sérénité.
Avec ses gros sabots et de façon insidieuse, le monde moderne a bousculé l’équilibre subtil qui s’était institué au cours du temps. Pour l’agroécologiste, le progrès est un mythe aux conséquences désastreuses parce que gaspilleur, destructeur, gouverné par le lucre, sans égards pour les plus faibles, donc créateur de misère.
Partant du principe que « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », appuyé sur son expérience personnelle, treize années sans électricité, consommation d’eau limitée, Pierre Rabhi prône une autolimitation volontaire, la pauvreté comme une valeur de bien-être et une indignation constructive. L’ouvrage est bourré de bon sens, soutenu par une analyse fouillée et réfléchie, sans agressivité, et cela fait du bien quand, à la lecture, on voit ainsi poindre ainsi une parcelle d’espoir alors que le navire mondial file de tous ses nœuds vers le mur du désastre. Les réalisations listées en fin d’ouvrage montrent que l’argumentation est solide et déroule le tapis du possible. Le tout est de trouver les relais pour l’imposer comme incontournable, c’est peut-être là que se trouve l’utopie. À moins que l’utopie soit rattrapée par la réalité et devienne obligation.
En conclusion, voilà un livre qui rend heureux, un livre à lire, à méditer et à transformer en acte. Merci maître !



Titre : VERS LA SOBRIÉTÉ HEUREUSE
Auteur : Pierre RABHI
Éditeur : Babel (Actes Sud)
Première publication : 2010
Nombre de pages : 168 pages
Format : 11X17,5cm
Prix : 6,70€
ISBN : 978-2-330-01807-8







mercredi 22 mai 2013

Martin PAGE - L’apiculture selon Samuel Beckett


Pourquoi certains livres, dès la dernière page tournée, suscitent-ils de suite l’écriture d’une chronique pendant que d’autres demandent une longue maturation. Pour entrer dans le concret, alors que le commentaire de l’immense Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga mûrit à feu très doux, voilà que L’apiculture selon Samuel Beckett de Martin Page, à peine lu, lui vole la vedette. Mettre en cause la qualité serait aller un peu vite, mais alors à quoi cela tient-il ? En premier, au lien subtil établi entre l’écrivain et son lecteur dans lequel il entre une multitude de paramètres comme la sensibilité de chacun, la forme d’écriture, l’originalité du thème. Mais aussi au vécu du lecteur, au parcours de l’auteur, au message développé, et puis… et puis bien d’autres encore. Un constat qui n’engage que moi, j’avancerai aussi la facilité pour le chroniqueur à s’exprimer sur les ouvrages brefs, concentrés de mots et de faits, porteurs d’une histoire dépouillée d’attributs annexes qui la complexifient et la rendent moins perméable.
Toujours est-il que L’apiculture selon Samuel Beckett, dernier ouvrage de Martin Page, fait partie de cette catégorie puisqu’il s’agit un livre bref, moins de 100 pages, sans artifices, d’une écriture simplifiée rendant la lecture limpide. Or ce livre a été écrit en résidence à l’Akademie Shhloss Solitude (Allemagne) où l’auteur, dans ses remerciements, avoue avoir vécu « l’une des plus belles années de ma vie ». Les conditions d’écriture en résidence sont, semble-t-il, propices à la création d’œuvres brèves mais puissantes comme l’avait été La grammaire de Tanger d’Emmanuel Hocquard écrite dans des conditions identiques. La solitude apparente de l’écrivain en résidence, habillée de rencontres et de contact variés, agitent à bon escient, semble-t-il, la crème de l’imagination pour aboutir à (un beurre) une création de qualité
Et puis il y avait Beckett, une icône de la littérature que beaucoup connaissent de nom mais que peu ont lu (c’est mon cas). Quelle que soit la fantaisie fictionnelle mise en œuvre par Martin Page dans son récit, le mérite de l’ouvrage est d’attirer l’attention sur un écrivain majeur en le mettant à la portée du premier venu. Tout être supérieur qu’il soit, l’écrivain n’en reste pas moins un homme, avec une vie d’homme et ses passions, ses marottes, une certaine espièglerie qui peut le pousser à fausser ses archives. Par son texte vrai ou non, Martin Page descend l’idole de son piédestal et la rend abordable au commun des mortels (dont je fais partie). Cela n’empêche l’auteur de glisser dans le texte quelques idées (venues de Beckett ou non) et d’alimenter ainsi la réflexion du lecteur qui voudra bien s’en donner la peine.
Le narrateur embauché par Beckett pour trier ses archives participe à une belle supercherie à destination des papivores qui vont s’en repaitre. Et Beckett s’interroge : « À quoi est-ce que tout cela sert finalement ? », tente d’y répondre : « Il faut prendre les archives comme une fiction construite par les écrivains et non comme la vérité » et enfonce le clou : « On ne sait rien de la vie d’Homère, pas grand-chose de celle de Cervantès, de Shakespeare et de Molière, cela n’empêche pas ces auteurs d’être universels » avant le coup de grâce : « Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler ». Mangeurs de papier, tout est dit, circulez y a rien à voir !
Des pépites comme celles-ci, on en trouve tout au long du livre, distillées dans les allées et venues des deux protagonistes ou dans les méandres d’un projet de montage de Godot en milieu carcéral. Et l’on découvre un écrivain bourré d’humanité, un homme à double face, celle de l’homme public impeccable et court coiffé et celle de l’homme privé, habillé fantasque et tignasse en friche. C’est peut-être en cela que la pensée de Beckett - Martin Page se rapproche de celle de « Kundera, pour qui toute l’information nécessaire à l’intelligence d’une œuvre doit se trouver dans cette œuvre même et nulle part ailleurs »*. Quoi dire de plus, sinon que le lecteur-apiculteur pourra trouver dans ce bref ouvrage de quoi faire son miel personnel. En ce qui me concerne, il me prend l’envie d’entrer dans l’œuvre de Beckett, En attendant Godot, pour patienter.

* Milan Kundera, Œuvre, La Pléiade tome 1, page XXII



Titre : L’APICULTURE SELON SAMUEL BECKETT
Auteur : Martin PAGE
Éditeur : Éditions de l’Olivier
Parution : 2013
Nombre de pages : 90 pages
Format : 13X18,5cm
Prix : 12€
ISBN : 978.2.8236.0007.0






lundi 8 avril 2013

Alina REYES – La nuit


Chez Ed. nous ne connaissions d’Alina Reyes rien d’autre que ce qu’elle disait d’elle dans une entretien avec Bertrand Révillion datant de mars 2009 et publié sur le mensuel Panorama. Elle y racontait entre autres ses débuts surprenants avec « Le Boucher », une nouvelle exotique très médiatisée qui classera la jeune auteur dans la catégorie « écrivain érotique ». Une notoriété fulgurante basée selon elle « sur un complet malentendu ». La remise en question aboutit à la conversion spirituelle, « je ne suis pas passée de l’athéisme à la foi. Ma « conversion » a consisté à reconnaître enfin la présence de Dieu en moi ». Itinéraire suffisamment singulier pour s’intéresser par l’œuvre à cet écrivain atypique.
Le livre support, La nuit, édité en 1994, est plutôt un ouvrage de début d’une carrière puisque celle-ci commence en 1988. Nous sommes plongés dans une nuit d’encre, pluvieuse et venteuse, à ne pas à sortir un doigt dehors, une nuit qui conduit pourtant une femme en fuite, responsable d’un accident mortel, vers le cul-de-sac d’une mystérieuse demeure habitée par trois hommes. Une demeure aussi marquée par l’absence et l’attente d’une autre femme. Pour l’inconnue, une nuit agitée s’annonce entre la peur de l’obscurité et l’attirance de la curiosité. Peu farouche, la visiteuse passe, si l’on peut dire, dans les mains successives des résidents du château labyrinthe. Dans une sorte de rêve éveillé, l’auteure promène son lecteur par de longs couloirs vers un univers singulier, sorte de société secrète basée sur l’ésotérisme et l’histoire ancienne, « dans une autre [pièce], des divans aux formes courbes, disposés en rond, dégageaient au milieu une sorte d’arène qui faisaient penser à une grande toupie morte, à cause du piquet en bois dressé comme un totem au centre du cercle et de la spirale, peinte en rouge sur le sol, qui partait de la base et se déroulait jusqu’au pied des divans ». Ambiance donc! Les divans ne seront pas utiles pour accoucher les résidents de leurs secrets personnels et des secrets des lieux devant l’inconnue comme s’ils n’attendaient qu’elle dans un étrange délire onirique.
Cette femme de « La nuit » mène donc une longue quête de lumière en se laissant porter par les hommes et les lieux dans une atmosphère où la confiance, la volonté de trouver, l’emportent sur la crainte. Avancer coûte que coûte, braver, donner plus d’importance au passé qu’au présent peut-être pour mieux le comprendre et sortir ainsi de sa nuit personnelle. Cette inconnue plongée dans l’inconnu, qui s’exprime à la première personne, est-elle si loin d’une certaine Alina Reyes brûlée par le succès récent, en pleine recherche d’un sens à sa vie ?
C’est sans doute aller un peu vite : découvrir qui on est, d’où l’on vient, où l’on va, demande davantage que « La nuit » du livre. Hors de la fiction, dans la vie menée (depuis 2009) par l’auteure, et par la personnalité humaine en général, le point final n’est jamais un point final définitif, juste une virgule, une respiration, avant que reviennent le doute et la remise en question. C’est peut-être la différence entre la fiction et la vie et c’est la force du livre que d’entretenir le rêve pour mieux cheminer dans la vie. C’est peut-être là ton message, Alina.
Un seul livre ne dit pas l’écrivain. Juste une photographie à un moment donné. C’est encore plus vrai quand l’œuvre est assez prolifique (33 ouvrages en 2011, source Wikipédia). La liste des titres publiés suggère en filigrane l’évolution de l’auteur, sortie du cliché d’ « écrivain érotique » pour la stature beaucoup plus sérieuse de l’auteur mystique des derniers écrits. Cela passe par une phase débridée, une certaine révolte, nécessaires peut-être pour mieux sortir des poncifs de la profession. À sa façon, dans La nuit, par son écriture onirique, mystique parfois, Alina Reyes esquissait déjà quelques facettes de sa personnalité future.
Depuis 2011, l’écrivain n’a publié aucun titre nouveau sur papier. Qu’est-elle devenue ? Rangée des rayons, retraite, reconversion, penserez-vous peut-être ? Vous ne croyez pas si bien dire car c’est exactement cela, oui, dans les deux sens du terme. Une reconversion. Une conversion spirituelle vers une autre religion d’abord. Un retrait ensuite des circuits traditionnels du livre qui l’ont laissée complètement lessivée avant de l’abandonner sur le carreau. Celle qui se dit toujours écrivain a entamé une vraie révolution. Plus d’ouvrages papier, passage aux circuits courts par le biais du numérique, au moins pour les ouvrages dont elle a récupéré les droits. Sur son blog, (http://alinareyes.net/) tout est dit : « révolution discrète, douce et profonde ? Dans la forme et dans le fond ? Ici l’auteur et le lecteur se retrouvent sans intermédiaires ni œillères. Dans une œuvre où le verbe conjugue la chair et l’esprit, explore et assume tout l’être. Qu’il libère l’esprit humain, en son entier ! Bon voyage. » (page d’accueil du site). Plus loin, on en apprend un peu plus : « Alina Reyes y édite elle-même ses livres numériques. Vous y trouverez ses nouveaux livres, inédits. Ainsi que ses livres déjà publiés sur papier – romans, poésie, essais –, qui seront progressivement tous reproposés ici, sous une forme révisée ou augmentée, voire réécrite ».
À la manière d’Elfriede Jelinek(1), Alina Reyes fait désormais de ses textes des créations vivantes, évolutives et mortelles qu’elle s’autorise à modifier comme elle l’entend, quitte à les supprimer si cela lui chante. L’écrivain se dissout derrière le texte, le texte vit, il appartient au lecteur de le saisir. Cette démarche, très éloignée du monde pas très clair de l’édition, très éloignée aussi des pouvoirs de l’argent par le fait des circuits courts, est très plaisante par cette relation directe auteur-lecteur qu’elle crée, une relation sans contraintes, ni pression, une relation vraie où les mots prennent le devant de la scène en effaçant le livre produit. C’est déjà notre façon de voir chez Ed. et nous la développerons encore plus dans nos pages.


1- Dans une ancienne chronique, à propos d’Elfriede Jelinek, sur Les Livres d’Ed. on pouvait lire l’extrait suivant : « Enfin, il y a le rapport singulier de l’auteur au papier, disons plutôt l’absence de rapport avec le papier, puisque Elfriede Jelinek publie désormais sur internet (en langue allemande, quel dommage), presque en temps réel, des œuvres offertes au lecteur lambda, dont elle dispose à sa guise, qu’elle peut retoucher et même faire disparaître si bon lui semble. Un circuit court entre producteur et consommateur bien sympathique. »



Titre : LA NUIT
Auteur : Alina REYES
Éditeur : Joëlle Losfeld
Parution : août 1994
Format : 15X21cm
Nombre de pages : 120 pages
Prix : 90,00F
ISBN : 978-2-909906-23-2






vendredi 29 mars 2013

Anna ENQUIST – Les porteurs de glace


De sa formation de psychanalyste, Anna Enquist possède une solide expérience du fonctionnement de la pensée et de ses dérives. Cela fait de cette poétesse néerlandaise un excellent auteur de romans psychologiques. Son premier roman, Le chef d’œuvre, traduit en français en 1999, en était un (de chef d’œuvre) explorant « avec une exceptionnelle autorité les arcanes de la jalousie, de la démission, de la manipulation ou de la trahison » au sein d’une famille. Avec Les porteurs de glace, elle va plus loin encore en s’en prenant à la profession, le psychanalyste n’étant pas lui-même à l’abri des problèmes humains, si expert qu’il soit. Occasion aussi pour l’auteur spécialiste de régler quelques comptes avec d’autres arcanes, celles d’une profession en butte avec les chapelles, les satisfactions personnelles, au détriment parfois des vrais résultats. Tout cela enrobé, bien sûr, dans le chocolat d’un vécu au départ presque doucereux qui tente d’en atténuer les effets.
Rien d’extraordinaire dans l’existence du couple Desbrogé avec ses petites routines habituelles. Lui, Nico, psychanalyste chef de clinique dans la ville proche, se jette sur sa bicyclette dès qu’il dispose d’une minute. Elle, Lou, professeur de lycée, tente d’apprivoiser un carré de jardin rebelle sur un bout de dune, sur un sol qui « ne produisait quasiment rien » sans « des charretées de terreau » et « d'innombrables sacs de bouse de vache séchée ». Tout cela dans une ambiance très néerlandaise de pistes cyclables, de platitude, de canaux, d’oyats et de sable éolien. Les époux se croisent, « il est joli ton chemisier », et se décroisent « il lui massait les épaules. Elle se retourna vivement, le chassa en plaisantant ». Existence aussi plane que le terre de Hollande, se dirait-on, dont on ne tarde pas à entrevoir les fissures cachées qu’elle est parfois « tentée de tout raconter », « la troisième chambre», cette fille dont « nous n’avons plus de nouvelles depuis plus de six mois », une jeune fille farouche, « partie juste avant son bac. Mon mari ne veut pas parler d’elle. Nous faisons comme si elle n’existait pas, mais elle est bel et bien là ». Le décor est planté.
L’un et l’autre sont eux aussi plantés, et plantés profond, dans leur détresse. La fissure devient faille. Début des dérives. Lou croise un jeune cycliste jardinier et s’accroche à lui sous une mince lueur d’espoir. Lui se tue au travail, règle ses comptes avec la profession au mépris du qu’en dira-t-on et s’amourache. Anna Enquist tisse avec une habileté de spécialiste la dégringolade qui passe par l’entêtement, la colère, l’absence de décision, puis la fuite avant de livrer la clé de l’énigme.
Difficile pour une personne non familiarisée avec la psychanalyse de poser sur un tel ouvrage d’un regard de scientifique. On peut tenter cependant d’évoquer une impression qui n’engage que soi. En couchant le couple Desbrogé sur le livre divan, la psychanalyste Anna Enquist se livre par leur intermédiaire à une analyse d’une profession complexe. Le cas concret qu’elle nous propose rend la lecture très agréable et de nous montrer d’une façon habile, dans une langue à la portée de tous, les limites d’une science toujours un peu complexe, un peu aléatoire, quand elle s’intéresse au fonctionnement du cerveau humain. Simple opinion de lecteur, cela va de soi.



Titre : LES PORTEURS DE GLACE
Auteur : Anna ENQUIST
Traduction du néerlandais : Micheline Goche
Éditeur : Actes Sud
Date de publication : 2002 (mars 2003 pour la traduction française)
Format : 11,5X22cm
Nombre de pages : 146 pages
Prix : 15,90€
ISBN : 978-2-7247-4234-9






lundi 25 mars 2013

Jean-Paul KAUFFMANN – Remonter la Marne


De ses interminables heures passées dans sa geôle au Liban, l’ex-otage Jean-Paul Kauffmann s’est forgé une autre conception de la vie, très éloignée des béquilles informatiques et technologiques actuelles. Il a acquis une autre approche du temps qui, pour lui, doit se déguster avec lenteur, à plein temps, la qualité prenant le pas sur l’accumulation. Enfin, la privation, les manques du cachot, ont développé chez lui une sensibilité exceptionnelle : ainsi équipé de son œil d’épervier, d’un flair de chien policier, d’un palais aux papilles démultipliées, il est l’un des seuls à tirer matière à ce qui pour d’autres approcherait le néant. Qui mieux que cet amateur de cigares, peut se sortir du labyrinthe des vins de Bordeaux (Voyage à Bordeaux, 1989) ou naviguer comme un poisson dans l’eau entre les bulles de champagne (Voyage en Champagne 1990), ouvrages aujourd’hui réédités. La suite de son œuvre est de la même veine : qu’il nous entraîne vers les îles de la désolation de L’Arche des Kerguelen (1993), dans le cachot de Napoléon de La Chambre noire de Longwood (1997) ou sur les plages désertes de Courlande (2009), il sait tirer comme nul autre un nectar dont le lecteur pourra faire son miel.
Remonter la Marne, la nouvelle livrée, nous conduit sur le même terrain. Cette rivière discrète, 525 kilomètres ne possède rien qui puisse attirer l’œil. Ses guinguettes désuètes disent un temps passé de mode. Seule la bataille du même nom datant quand même de la Grand Guerre pourrait remonter la cote de cette somnolente qui aurait pu revendiquer le titre de fleuve volé par l’orgueilleuse Seine. « Lorsque deux rivières se rencontrent, l’une doit disparaître. C’est une capture. L’auteur du rapt prend le titre de fleuve et entre dans la légende ». Or la Seine ne fait que 410 km ! Si la Marne perdante ne semble pas en tenir rigueur à l’autre, du moins marque-t-elle sa différence par la couleur de ses eaux au confluent de Charenton, « la Seine, vert acide tirant sur le jaune ; la Marne, plus pâle, avec des nuances de bleu turquoise ». C’est peut-être ce statut de fleuve raté, de « déni français », la Champagne et ses vignes à traverser aussi, qui ont incité le chercheur de l’indicible Jean-Paul Kauffmann à remonter la rivière à pied, chargé d’un sac à dos de trente kilos, du confluent à la source, sans contrainte de temps, sans plan de bataille puisque le pèlerin, pour le gite comme pour la nourriture, s’adaptera au jour le jour. Un voyage au plus près pour mieux respirer la rivière, comme l’insecte sur la peau, mais une quête sans artifices, les lourdes jumelles inutiles sont renvoyées par la poste dès les premiers jours.
Et la rivière personnalisée par l’écrivain, il l’appelle Matrona selon la légende des origines, communique avec le voyageur. Enserrée, colonisée aux abords de la capitale, peu à peu, elle est « décarcérée de sa chape humaine » et retrouve ses formes naturelles, son cours sauvage. Elle lui confie son histoire, les bals musette au bord de l’eau et le petit vin blanc, la fameuse bataille qui emprunta son nom, mais les traces des hommes, Bossuet et quelques autres, qui ont porté loin les qualités des régions marquée par le jansénisme, un mot qui reviendra souvent dans le texte.
Avec pour l’auteur, un fort sentiment de richesse passée dont ne paraissent guère que les traces. Sur les anciens chemins de halage, l’homme est seul à marcher, à respirer les odeurs et les humeurs de la rivière, le riverain se tient à distance, un peu taiseux quand il les aborde, « il me faut débusquer les effluves chaque fois que je découvre une ville, un village, un site. L’empreinte. La trace d’un parfum ou d’un monument ». Comme la rivière, ils résistent à leur façon, ce sont des conjurateurs silencieux, « des hommes et des femmes qui pratiquent une sorte de dissidence. Ils ne sont pas pris par le jeu et vivent en retrait. Ils ont appris à esquiver à résister et savent respirer ou humer un autre air, conjurer les esprits malfaisants. Ces conjurateurs tournent le dos aux maléfices actuels tels que la lassitude, la déploration, le ressentiment, l’imprécation. Sans être exclus, ils refusent de faire partie du flux. »
Faut-il préciser que l’écrivain ne voyage pas seul, qu’il a consulté par le livre ceux qui l’ont précédé, Simenon sur l’Ostrogoth, Francis Ponge le poète du Parti pris des choses, Bachelard le philosophe, Bossuet l’évêque de Meaux, qu’il s’est chargé de quelques ouvrages comme Le voyage égoïste et pittoresque le long de la Marne d’un certain Jules Blain auprès duquel le marcheur reviendra très souvent. Aussi un certain Milan, photographe, ami du marcher, qui quitte son antre pour l’accompagner dans son périple pendant quelques semaines. À deux, ils traversent la Champagne, parfois se séparent pour se retrouver un peu plus, chargés chacun de leurs propres effluves, les émotions du photographe ne sont pas celles de l’écrivain. Tous deux recherchent à leur façon la rambleur, cette lueur réfléchie au loin, éphémère et singulière, qui donne à l’air une atmosphère irréelle. Jean-Paul Kauffmann affirme l’avoir captée, jamais la même, à chaque fois ému. Passé Saint-Dizier, l’homme savoure sous la conduite d’un Maître des Eaux une longue descente en barque à fond plat, « embarcation Rigiflex fabriquées par Jeanneau… en polyester rigide permettent de résister à tous les chocs » qui le ramènera jusqu’à Épernay. Au plus près de l’eau, les deux berges bien en vue, il s’enrichit de nouvelles sensations et constate avec un brin de désappointement qu’au plus près du fleuve n’est pas le fleuve.
Est-ce ce sentiment mitigé, sur le haut cours, l’explorateur semble pressé d’en finir, la dégradation du climat tiré vers l’hiver, une rentrée de la rivière dans le rang de l’ordinaire, les difficultés à progresser « où était passée la rivière ? Je me suis souvent posé la question dans les derniers kilomètres… La Marne serpentine m’échappait », l’imposante Matronia ayant perdu de sa superbe sont autant de bonnes raisons de hâter le pas. De cette partie amont, l’écrivain dit peu. Quand l’eau surgit « enfin » d’une fontaine, « La Marne en coulait doucement » en murmurant « Tu en as mis du temps ! » Que pouvait-il faire ? « J’ai joint mes deux mains pour la recueillir » et savourer un nectar au « goût étrange de menthe et de mousse, pur et coupant. » La messe était dite.
Après cet ite-missa-est, il ne restait plus à l’auteur qu’à rendre compte, ce qu’il a fait de fort belle façon, répondant parfaitement à ce qu’on pouvait en attendre. L’ouvrage est documenté, les hommes et femmes qui ont fait cette région sont mis à l’honneur. Une fois de plus, Jean-Paul Kauffmann sous une nonchalance feinte ou non a su casser la carapace, se débarrasser de l’artifice et emprunter les interstices, se faire rassembleur de fragments au bord de l’insignifiance, pour faire de la Marne un chef d’œuvre. Voilà qu’il me prend l’envie de prendre mes brodequins et d’aller traîner mes guêtres par là-bas. Si ce n’est pas une preuve ça ?



Titre : REMONTER LA MARNE
Auteur : Jean-Paul KAUFFMANN
Éditeur : Fayard
Parution : 13 février 2013
Nombre de pages : 264 pages
Format : 14X22cm
Prix : 19,50€
ISBN : 978-2-213-65471-3






lundi 25 février 2013

Sophie DIVRY - La cote 400

Notes de lecture

Au premier abord, La cote 400 pourrait évoquer au futur lecteur un de ces points de niveau disséminés sur les cartes d’état-major, et par conséquence les fabuleuses randonnées des dernières vacances, voire pour d’autres, les tranchées d’un autre temps moins serein. La cote 400 de Sophie Divry nous conduit plutôt vers un point bas puisqu’il s’agit du sous-sol d’une bibliothèque de province au moment de l’embauche.
La bibliothécaire découvre dans son rayon, celui de la géographie, un visiteur endormi qui vient de passer la nuit enfermé. Trop heureuse de trouver à qui parler, cette femme un peu désabusée, habituellement invisible et réduite au silence par sa fonction, déballe devant l’inconnu un sac de soixante pages d’une écriture bien serrée. Sans que l’étourdi ne puisse glisser la moindre phrase, il n’est pas en situation de force. Le voudrait-il qu’il ne le pourrait tant le verbe longtemps retenu de la geôlière est impétueux, si dense qu’il ne laissera aucun point de suspension, ni retour à la ligne.
Libéré au moment de l’ouverture des portes, le visiteur, comme le lecteur, saura tout du fonctionnement d’une médiathèque, en particulier le classement des ouvrages selon la « classification décimale de Dewey », légèrement modifiée depuis en classification universelle, laissant la fameuse cote 400 vide suite au déplacement des langues à la cote 800. Il faut bien que le visiteur comprenne car le voilà réquisitionné pour aider au classement en attendant l’ouverture.
Et le pauvre n’en a pas fini. Il aura droit, durant soixante pages d’un bavardage sans retenue, aux heurs et malheurs d’une bibliothécaire de l’ombre, à la lente mais inéluctable invasion par les médias parasites (CD, cassettes et Cdrom), à la boulimie des livres qui vampirisent l’espace et occupent « les places de devant, morceau par morceau. Le lecteur recule, trébuche, résiste… ». Dans ce combat entre le lecteur et le livre « le bibliothécaire est l’arbitre… Soit il se range lâchement du côté de la muraille des livres, soir courageusement il soutient le lecteur égaré. » Elle a choisi son camp, celui des lecteurs égarés comme ce jeune Martin qui la transcende et la retourne quand un jour, il lui adresse la parole de sa voix douce : « Excusez-moi, madame, mais est-ce qu’il serait possible d’avoir davantage de lumière ? »
Bref on l’a compris tout y passe, les collègues, les chefs, les lecteurs, les pontifes, les élus et la vie sentimentale de la dame en sus. La première qualité de ce livre réside dans la méthode, cette idée fameuse d’un huis-clos qui permet de tout dire car l’on sait que rien n’en sortira. La deuxième qualité de cet ouvrage tient au contenu, un balayage jamais lassant du monde discret des médiathèques, de leur évolution, de leur avenir, des risques de dérive comme de leur importance. Sophie Divry se livre ici à une analyse très fine qui tend, sous un air quelquefois narquois, à démontrer si besoin en était le rôle majeur joué par ce type d’établissement dans le développement de la culture dans le pays. Analyse vue de l’intérieur qu’il faudrait compléter par d’autres témoignages, de lecteurs, d’éditeurs, d’auteurs, de libraires…
Voilà un premier roman brillant à conseiller sans modération.



Titre : LA COTE 400
Auteur : Sophie DIVRY
Éditeur : Les Allusifs
Format : 12X20 cm
Nombre de pages : 65 pages
Prix 11,00€
ISBN : 978.2.923962.13.6






mardi 12 février 2013

Alain MABANCKOU – Black Bazar


Remarqué au moment de la publication du Sanglot de l’homme noir, Alain Mabanckou revient sur le devant de la scène au moment du Festival des Étonnants Voyageurs de Brazzaville en publiant un nouvel ouvrage Lumières de Pointe-Noire. Il est temps de passer à la case lecture. Dans les rayons, deux ou trois ouvrages disponibles, pas le Sanglot, ni Pointe-Noire. Au hasard, ce sera Black Bazar. Un homme noir d’origine congolaise, du petit Congo précision importante, raconte dans un langage imagé son infortune amoureuse « depuis que ma compagne s’est enfuie avec notre fille et L’Hybride, un type qui joue du tam-tam ». Il évoque aussi ses démêlés aussi avec un voisin irascible, monsieur Hippocrate, qui lui cherche des noises. Le narrateur, surnommé le Fessologue car spécialiste de la face B des femmes, travaille à mi-temps dans une imprimerie et tente pour le reste de taper son histoire sur une machine à écrire, dans l’intention de devenir écrivain.
Ce « je » est un homme affable, bien élevé, quoi qu’en dise le voisin. Il a des amis de bar, le « Jip’s, le bar afro-cubain, près de la fontaine des Halles, dans le Ier arrondissement », où il partage des Pelforth avec Paul du grand Congo, Roger le Franco-Ivoirien, Yves L’Ivoirien tout court, Pierrot le Blanc du petit Congo, Wladimir le Camerounais et quelques autres. Il n’aime pas les conflits et fait preuve d’une patience à toute épreuve en écoutant ses interlocuteurs pour la plupart bavards. L’ « Arabe du coin », qui habite au milieu de la rue, en fait partie. Celui-ci en profite largement pour s’épancher lorsque l’autre y vient faire ses courses. Ce microcosme rappelle un peu les chibanis du foyer de l’Espérance, chers à Abdelkader Djemaï, face à leur quartier en pleine transformation. Car là aussi, le quartier évolue, perd de sa substance depuis l’arrivée des Chinois et des Asiatiques
L’air de rien, Alain Mabanckou fait parler son petit monde grand producteur de mots devant sa consommation. Par la bouche de ses personnages, l’écrivain en dit beaucoup dans une langue volubile où l’humour affleure, « dans la France entière, y compris à Monaco et en Corse » répété comme un leitmotiv, où aussi la dérision n’est jamais très loin, où le respect des idées est toujours au rendez-vous. Façon très habile pour l’auteur de dresser un tableau haut en couleurs de ce monde d’immigrés, marqué par les traces du colonialisme où chacun a son opinion et ses solutions.
Le Fessologue narrateur écoute beaucoup, écrit énormément comme Louis-Philippe, l’écrivain haïtien, le lui a conseillé, s’exprime assez peu lui-même et encaisse bien souvent, à commencer par le lent désintérêt de Couleur d’origine, sa compagne. Bien qu’allant de déceptions en désillusions, il se reconstruit lentement aux côtés de son ami Louis-Philippe, se cultive dans l’écoute et la lecture et finit par décrocher de son propre fait une pépite qui va faire de lui un gagnant.
Volubile comme ses personnages, Alain Mabanckou dresse, sans jamais heurter, un large état de la situation des immigrés issus des anciennes colonies françaises, dans un langage très plaisant à lire, sans longueurs malgré l’abondance de verbe. Sans jamais le dire, il trace des pistes variées d’infiltration simultanée des cultures, comme autant de solutions aussi bien pour le pays d’accueil que celui d’origine. Des pistes qui sont comme autant de messages d’espoir pour l’avenir. La littérature, et plus généralement la culture, constituent l’une de ces pistes. Alain Mabanckou l’utilise avec talent comme le font, dans le même esprit, une kyrielle d’écrivains haïtiens. L’organisation du Festival des Écrivains Voyageurs à Brazzaville (13 au 17 février 2013) est dans la même lignée. Voilà un enjeu majeur car en même temps que l’avenir de ces pays marqués par le colonialisme se joue le devenir de la langue française.



Titre : BLACK BAZAR
Auteur : Alain Mabanckou
Éditeur : Seuil
Dimensions : 14X20,5cm
Pages : 250 pages
Parution : janvier 2009
Prix : 18,00€
ISBN : 978.2.02.097337.3






lundi 11 février 2013

Remonter la Marne de Jean-Paul KAUFFMANN

Envie de lire - Semaine 6
Envie satisfaite - Voir note de lecture
 

La courte rubrique littéraire du JDD, deux pages, trois livres dépouillés, sort en général de l’ordinaire et produit parfois de belles pépites comme le « sauvage blanc » de François Garde (Ce qu’il advint du sauvage blanc, Gallimard). Limiter la sélection hebdomadaire à trois ouvrages tient de la gageure devant le foisonnement de la production littéraire actuelle. Au JDD rien n’est impossible lorsque la rubrique s’appuie sur un certain Bernard Pivot.
Récidive ce 10 février 2013, l’hebdomadaire du dimanche dégaine avant les autres, trois jours avant sa parution, Remonter la Marne, le nouvel ouvrage d’un écrivain discret, plus connu pour ses trois années de détention au Liban, de mai 85 à mai 88, comme otage du Hezbollah, vous avez reconnu Jean-Paul Kauffmann.
L’enfermement de longue durée change les hommes. Lorsque pendant des années, il faut bâtir sa vie de rien, on acquiert d’étranges capacités qui font de vous une sorte d’extraterrestre si vous avez la chance d’en sortir. Comme la famille du général Oufkir(1) retenue vingt années dans les geôles marocaines et évadée avec une forte volonté de vivre. Ou encore Madeleine Cancicov retenue quinze années dans les cachots roumains sans papier ni crayon, qui imprima dans sa mémoire son étonnant Cachot des Marionnettes(2). Jean-Paul Kauffmann est fait de ce tonneau. Transformé par sa détention et la lecture d’une unique Bible, il a développé une sensibilité nouvelle et une disponibilité apte à capter le moindre parfum, le grain de poussière qui fait « revivre des lieux, des temps, des hommes oubliés du monde des vivants ». Et cela a donné L’arche des Kerguelen, « la solitude y est extrême, rompue seulement par des troupeaux de mouflons, des régiments de chats sauvages… », La chambre noire de Longwood, « Sainte-Hélène : la vie quotidienne dans l’étrange maison de Longwood au temps de Napoléon, la promiscuité, l’ennui, l’humidité, les rats », La maison du retour, « il fallait bien se poser quelque part. Je n’ai pas choisi la maison dans la forêt. Elle s’est proposée à moi, par défaut, à une époque confuse de mon existence », Courlande, « pays de nulle part… contrée des confins au bord de la Baltique… intacte avec ses ciels infinis, ses forêts, ses plages désertes… ses châteaux en ruine détenus naguère par des barons baltes, descendants des chevaliers Teutoniques ». Des livres lus, aimés, parfois relus, tous nichés précieusement à la lettre K de la bibliothèque personnelle. L’esprit en veille attendait le suivant avec impatience. On y arrive.
Et ce n’est pas une surprise. L’écrivain avait confié en 2011 au micro de Vincent Josse sur France Inter(3) son futur projet d’écriture sur la vallée de la Marne. Une rivière qu’il a remonté à pied, 525 km à la vitesse de 10km/jour, du confluent de Charenton jusqu’à la source du plateau de Langres et qu’il va nous livrer à sa façon, on s’en régale à l’avance. De ce cours discret dont on n’a guère en tête qu’une carte floue de la bataille du même nom, peut-être aussi pour certains les petits bals au bord de l’eau, on ne doute pas que l’écrivain a su tordre le lit du fleuve pour sortir du néant ces hommes croisés ici et là, les gens d’autrefois et les lieux oubliés et nous faire plus que le portrait d’une rivière. « C’est beaucoup plus. Le récit est composé d’hommes et de paysages. D’hommes façonnés par les paysages. C’est un chemin de passages, de patience. Un exercice spirituel. Il faut avancer pas à pas avec l’auteur. Vous verrez. On commence par la marche et on termine par la grâce. » Cette jolie conclusion de Marie-Laure Delorme du JDD résume non seulement le livre mais aussi la démarche de Jean-Paul Kauffmann. Des hommes comme celui-là, on en reprend toujours une petite goutte louche.

1- Bibliographie : LA PRISONNIÈRE, de Malika OUFKIR et Michèle FITOUSSI, Le Livre de Poche
2- Bibliographie : LE CACHOT DES MARIONNETTES, de Madeleine CANCICOV, Éditions Critérion
3- Il est encore possible d’écouter l’émission de Vincent Josse : l’atelier de Jean-Paul Kauffmann (28 juillet 2011) sur le site de FRANCE INTER


>


Titre : REMONTER LA MARNE
Auteur : Jean-Paul KAUFFMANN
Éditeur : Fayard
Parution : 13 février 2013
Format : 13,7X21,5 cm
Pages : 264 pages
Prix : 19,50€
ISBN : 978.2.213.65471.3






mercredi 30 janvier 2013

Printemps silencieux de Rachel CARSON

Envie de lire - Semaine 5



Au hasard d’une déambulation en maison de presse, l’œil s’accroche au numéro de janvier de BOOKS, livres et idées du monde entier (numéro 39). Sur la couverture, un titre : L’illusion du bio.
Le magazine Books est reconnu pour appuyer ses articles sur un ouvrage support commenté par un spécialiste de la question. Le livre du jour s’intitule Printemps silencieux de Rachel CARSON, ouvrage publié en 1962. La réédition de 2009 possède un introduction d’Al Gore dont les sympathies écologistes ne peuvent être mises en cause. L’article qui nous est présenté est paru dans Foreign Policy en mai-juin 2010, la traduction est due à Arnaud Gancel. L’auteur de l’article est Robert Paarlberg, professeur associé à l’université Harvard. Son dernier ouvrage, paru en 2010, est Food Politics: What Everyone Needs to Know (« Politique alimentaire : ce qu’il faut savoir »), Oxford University Press.
Quelques phrases grappillées ici et là dans l'article jettent le doute. « Le bio est plus souvent synonyme de pauvreté et de problèmes sanitaires que l’inverse. Pis, son essor conduirait la planète à la catastrophe écologique ». L’idée du bio serait « copieusement survendue aux consommateurs ». Et le rédacteur d’appuyer ses affirmations sur un exemple type d’agriculture biologique, l’Afrique rurale : « Au sud du Sahara, les petits agriculteurs qui utilisent les engrais chimiques sont si rares que leur production est de facto biologique » et « le résultat n’a rien de réjouissant ». Par bonheur,la solution signée Paarlberg arrive : il faut « apprendre à goûter cette agriculture moderne, scientifique et à forte teneur en capital conçue en Occident », une agriculture basée sur des semences améliorées et les nouvelles technologies. Et les exemples de réussite tombent en pluie drue, en Amérique latine, en Inde et en Asie, continents transformés par les bienfaits de « la Révolution verte » fondée principalement sur l'intensification et l'utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendements. Et en Afrique ? « Si la région consacrait davantage de moyens à la technologie, à l’irrigation et aux routes, le profit en retomberait sur les petits paysans ».
Dans la deuxième partie de l’article, l’auteur désamorce l’épineuse question de la sécurité alimentaire en comparant toujours les progrès accomplis « grâce à l’introduction d’améliorations techniques à l’échelle industrielle » à l’Afrique et ses marchés en plein air, « 700 000 morts chaque année » pour conclure « l’agriculture biologique, c'est-à-dire sans engrais synthétiques azotés ni pesticides, n’est pas une réponse aux problèmes de santé publique et de sécurité alimentaire ». Affirmation appuyée par des organismes comme l’Americain Journal of Clinical Nutrition, la Mayo Clinic ou la Food and Drug Administration.
Décrire la suite n’apportera rien de plus à la démonstration. Constatons cependant que Le Printemps silencieux (Silent Spring) l’ouvrage de Rachel Carson, raison d’être de cette publication, ne sera cité qu'une seule fois aux trois-quarts de la démonstration, simplement pour permettre au rédacteur de rebondir en affirmant que, depuis la suppression du DTT aux méfaits dénoncés par la scientifique américaine, l’agriculture « n’a cessé de devenir plus verte » grâce à la « technique culturale simplifiée » et aux « techniques de précision ».
À cet instant, on en sait assez et l'on remet délicatement le magazine dans son rayon en le masquant bien derrière les autres, puis l’on file au bureau, en pleine déstabilisation, pour en avoir le cœur net comme si le doute pouvait subsister. Google interpellé associe de lui-même Robert Paarlberg et Monsanto. Cette occurrence nous apprend qu’il est « Membre du Conseil consultatif de biotechnologie au PDG de la société Monsanto Company » ( http://www.sourcewatch.org/index.php?title=Robert_Paarlberg). Quant à son ouvrage, il porte à controverse : « Food Politics: Que tout le monde doit savoir par Robert Paarlberg prétend prendre un regard honnête sur les grandes questions de pertinence concernant la production alimentaire dans le monde moderne, y compris les questions de pénurie alimentaire et de sécurité, la technologie agricole, l'agriculture, l'usine et les OGM. Mais quand il s'agit au fond des choses, livre Paarlberg du manque même les références de base à toute sorte de preuves concrètes où les lecteurs peuvent fait contrôler et de vérifier ses nombreuses revendications. »
La boucle semble bouclée. Que penser de l’honnêteté du magazine Books dans cette affaire ? S’est-on trompé d’ouvrage chez Books ? À moins que... J’arrête là. Chacun en pensera ce qu’il veut.
Moi, cette marmelade d’inepties me donne plutôt la nausée. Pour la faire passer, il me vient une envie de lire un bon livre, appuyé par des vrais arguments scientifiques, comme Le Printemps silencieux d’une certaine Rachel Carson publié en 1962 et réédité récemment.
Je livre ici, juste pour équilibrer le débat, la quatrième de couverture et le sommaire, ainsi que quelques liens

Résumé :
Premier ouvrage sur le scandale des pesticides, Printemps silencieux a entraîné l'interdiction du DDT aux Etats-Unis. Cette victoire historique d'un individu contre les lobbies de l'industrie chimique a déclenché au début des années 1960 la naissance du mouvement écologiste. Printemps silencieux est aussi l'essai d'une écologue et d'une vulgarisatrice hors pair. En étudiant l'impact des pesticides sur le monde vivant, du sol aux rivières, des plantes aux animaux, et jusqu'à l'ADN, ce livre constitue l'exposition limpide, abordable par tous, d'une vision écologique du monde. 50 ans après sa conception, on redécouvre Printemps silencieux au moment où l'on commence à s'intéresser, en France, à la philosophie de l'écologie. " Ce n'est pas moi, c'est Rachel Carson qui a inventé l'écologie profonde ", affirme en effet le philosophe norvégien Arne Naess. Vendu à plus de 2 000 000 d'exemplaires, traduit en 16 langues, Printemps silencieux n'est pas seulement un best-seller : c'est un monument de l'histoire culturelle et sociale du XXe siècle. Point de référence difficilement contournable de l'histoire de l'écologie, cet ouvrage fait partie de la bibliothèque de l'honnête homme.

Biographie:
Rachel Carson (1907-1964) est une biologiste marine qui s'illustra dans le Nature writing. Après plusieurs succès de librairie avec des ouvrages de vulgarisation scientifique sur le monde marin, elle est entrée dans l'histoire avec Printemps silencieux, qui conduisit à la création de l'Environmental Protection Agency (EPA). Carson a été saluée par le Time magazine comme " l'une des femmes les plus influentes du XXe siècle ".

Sommaire:
FABLE POUR DEMAIN - L'OBLIGATION DE SUBIR - ELIXIRS DE MORT - EAUX SUPERFICIELLES ET MER SOUTERRAINE - LE ROYAUME DU SOL - LE MANTEAU VERT DE LA TERRE - INUTILES HÉCATOMBES - ET NUL OISEAU NF CHANTE - RIVIÈRES DE MORT - INDISTINCTEMENT TOMBÉS DU CIEL

Et puis quelques éléments supplémentaires non douteux, avec en prime une intervention de Rachel Carson elle-même :
http://biosphere.ouvaton.org/index.php?option=com_content&view=article&id=120:1962-le-printemps-silencieux-de-rachel-carson-&catid=39:de-1500-a-1600&Itemid=86
http://www.frequenceterre.com/chroniques-environnement-181212-3345--Le-Printemps-silencieux-de-Rachel-Carson.html#
http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/ioc-oceans/about-us/special-events/the-legacy-of-rachel-carsons-silent-spring/

Et pour terminer cette réflexion d’Al Gore :
« Printemps silencieux est l’acte de naissance du mouvement écologiste. »
>


Titre : PRINTEMPS SILENCIEUX
Auteur : Rachel CARSON
Traduction : Jean-François GAVRAND (1963) révisée par Baptiste LANASPEZE (Américain)
Éditeur Wildproject
Collection : Domaine sauvage
Première publication : 1962
Parution : 20 mai 2009
Format : 14X22cm
Nombre de pages : 283 pages
Prix : 20€
ISBN : 978.2.918490.00.5





vendredi 25 janvier 2013

Emmanuelle PAGANO – Un renard à mains nues



Au temps de sa sortie, l’ouvrage avait fait l’objet d’une envie de lire publiée chez Ed. En voici les termes : « Déjà lue et appréciée, Les adolescents troglodytes (2007), déjà entrevue au cours d’une lecture publique en 2009, Emmanuelle Pagano, petit bout de femme, sobre en apparence comme en écriture, tranquille dans sa détermination, touche-à-tout avec bonheur, vient sur le devant de la scène pour un nouveau titre « Un renard à mains nues » avec un double éloge de la part de Télérama et du Monde des Livres, la même semaine, excusez du peu. « Un recueil de « nouvelles », à condition de l’entendre au sens postal du terme… sans une once de gras, sans sécheresse non plus » (Marine Landrot, Télérama, 2 mai 2012, TTT). Trente-quatre nouvelles pour un « volume très particulier… au mitan d’une œuvre dont il trace la carte, les reliefs et les courbes. Dessinant à pointe fine de petits bouts du monde qui s’attachent l’un à l’autre imperceptiblement. Tout Pagano est là, dans une grande unité. » (Xavier Houssin, Le Monde des Livres, 4 mai 2012). Les textes des deux journalistes se répondent, se complètent, s’approchent à leur façon de l’ouvrage pour dire tout le bien qu’ils en pensent « C’est envoûtant de calme et de douceur étranges. C’est beau. Si simplement. » (MdL), « Une trentaine de petites histoires pour un grand roman. » (Tél.) À lire ! Tout simplement ! »
Huit mois plus tard, le livre d’Emmanuelle Pagano est disponible dans les rayons. Belle occasion de passer à l’acte pour une future note de lecture.
Dès le début, on est saisi par une vague impression d’être en pays connu, un pays familier déjà retourné jusqu’à ses moindres frissons, avec ses éoliennes, les routes de montagne, le lac glouton effacer de passé, le monde des chasseurs, l’inconnu appuyé à la rambarde, au même endroit, à la même heure, chaque jour. Nous sommes dans l’univers des adolescents troglodytes, un monde « des marges et ces marges tiennent les pages de mon histoire », où il suffit d’être pour être en marge, « Nous, nous n’étions pas attardées, ni maman, ni moi, nous ne sommes pas attardées, ni ma fille, ni moi, mais nous vivions, nous vivons sans voiture dans une petite ville, et cela suffit pour faire de drôles de rencontres, pour s’écarter des chemins habituels. » L’univers d’Emmanuelle Pagano est un tout. Ses livres comme des briques s’emboitent parfaitement pour constituer un œuvre qui se nourrit d’un pays et qui s’en fait le héraut sans tapage.
Selon les moments, Emmanuelle Pagano devient je, tu, lui ou elle, pour labourer en tous sens ce pays aux mailles lâches, laissé au bon vouloir de la lumière et du vent, et s’imprégner des subtiles fragrances qui en font la substance même. Et les « sens » utilisent les autocars, la voiture, le train… pratiquent l’autostop ou la marche à pied pour aller du nord au sud, du village à la ville, de la route au lac, de l’autobus à la rivière, de la chambre à la baignoire, d’hier à aujourd’hui ou de l’hiver au printemps. Les trente-quatre fils tirés dans ce volume se nouent, se dénouent, se croisent, se frôlent pour tisser un tableau en trois dimensions, un grand corps construit organe par organe dont on entend les pulsations lentes et qu’on pourrait presque dessiner. On est très loin de la simple accumulation de textes de certains recueils de nouvelles. On n’est pas vraiment dans le roman. On opterait plutôt pour un guide de voyage d’un nouveau genre, un voyage des sens, un voyage du sens qui nous mène au cœur de ces lieux de vie dégraissés des artifices à touristes, un voyage impossible pour le touriste lambda pour le réussir il faut vivre ici. Seul le livre permet cette forme de rencontre, dans une relation de connivence entre le lecteur et l’écrivain.
L’écriture d’Emmanuelle Pagano est en phase avec le sujet de ses ouvrages. Simple, elle s’offre sans fioritures. Parfois, elle s’étire pour donner au lecteur le temps de s’imprégner, en surplomb d’une rivière ou au fond d’un cerveau enfermé. À d’autres moments, elle file, ne s’embarrasse pas de détails quand c’est le mouvement qui prime. Cette variété des rythmes crée une dynamique propre à maintenir les sens du lecteur en éveil, aussi d’explorer le sujet sous différentes approches, avec tous les sens. Voilà un livre plein, un moellon de plus à l’œuvre, une étoile supplémentaire à l’univers d’Emmanuelle Pagano. Et le prochain ouvrage qui s’annonce pour l’automne, Nouons-nous (quelques extraits à cette adresse) continuera peut-être cette lente exploration de l’intime, jamais terminée, qui amène à la substance et qui fait l’œuvre, pour notre plus grand plaisir.

Liens :
- Blog d’Emmanuelle Pagano
- Nouons-nous, son prochain ouvrage
- Emmanuelle Pagano en vidéo

Classement: bibliothèque perso.


Titre : UN RENARD À MAINS NUES
Auteur : Emmanuelle PAGANO
Éditeur : P.O.L.
Format : 14X20,5 cm
Nombre de pages : 340 pages
Publication : avril 2012
Prix : 19,00€
ISBN : 978.2.8180.1624.4





mardi 22 janvier 2013

Yves VIOLLIER - La cabane à Satan

Un livre d’un autre temps (1982), en relatif bon état, retrouvé par hasard après vingt années de pourrissement dans un grenier humide. Un livre de début de carrière, alors que l’écrivain s’attaque à ses premiers romans. De cette époque entre débuts et consécration, Yves Viollier nous a laissé trois ouvrages, Retour à Malvoisine, La cabane à Satan et La Mariennée. Retour à Malvoisine a récemment été réédité en poche sous le titre La Malvoisine. La cabane à Satan n’a pas connu cette consécration. Introuvable en librairie comme sur internet, l’ouvrage n’existe guère que par quelques médiathèques. Peut-être était-il trop proche encore d’une réalité dont les relents ne sont pas effacés.
Il s’agit d’un Don Camillo rural dégraissé de toute trace comique, une guerre des boutons mortelle dont les protagonistes ne se remettront pas. Une guerre larvée, héritée des évènements de 1793, toujours prête à ressurgir quand les hommes d’influence sont des jusqu’au-boutistes capables de toutes les escalades au nom d’un Dieu – ou de son contraire – qui n’en demandait pas tant. Et l’on pourrait mettre facilement un nom, peut-être même des visages, dans de nombreux bourgs de la Vendée profonde, ravagée dans la première moitié des années 1900 par la dualité cathos et laïcs, public face à privé, tout est objet de rivalité ou de provocation. Communes divisées par des curés Cador ou des instituteurs Nouzille qu’on suit par tradition. Dans les villages comme la Féneraie, l’amitié n’a pas ces états d’âme. À tous les niveaux, adultes comme enfants, l’on travaille main dans la main. Quand il survient, le drame ne frappe pas toujours en premier lieu les plus impliqués. Voilà comment des existences basculent.
Cette tension entre les deux camps est fort bien plantée par un Yves Viollier qui, en accumulant en un même lieu un ramassis d’actes insensés, pour une montée en escalade vertigineuse, semble tirer vers la caricature. Pourtant, bien qu’ainsi poussée à l’extrême, la réalité était là et d’un bord à l’autre, en ces temps-là, on ne se parlait pas. Aujourd’hui, les cabanes à Satan ont été détruites, les Mulotins prêcheurs de mission ont disparu, le feu semble éteint mais le moindre coup de vent ranime les flammèches et l’on défile encore pour des causes qui s’en rapprochent. L’actualité récente fourmille, mariage pour tous ou autres. Des affrontements de ce type poussent toujours à d’autres processions dans la rue, les causes sont proches et les dérives jamais très loin. Sans parler des événements qui secouent certains pays d’obédience musulmane, comme l’Égypte ou la Tunisie, avec les conséquences que l’on sait.
Voilà donc un bon ouvrage, pourtant il est voué aux oubliettes. On peut le regretter car La cabane à Satan reflète à la perfection l’état d’esprit qui a pu régner durant une époque dans les campagnes vendéennes. Et le sujet qu’il porte dépasse de loin le territoire qu’il mettait en œuvre. Et autant que d’autres ouvrages du même auteur, le livre illustrait parfaitement la Nouvelle École de Brive dont se réclame l’écrivain. Alors pourquoi cet effacement ?
On peut trouver au moins deux raisons à cela. Le style adopté par l’auteur très proche du parler local, utilisant en abondance tournures et expressions familières, « les bêtes rentrées dans les têts », « on fait racasser les bidons de lait », « ce faux air bonhomme, qu’il savait matelassé dans une gravelle de pierre », « elle avait croisé les deux bras sous les bourses de la poitrine ». Ce choix a eu pour conséquence d’ancrer l’histoire à son terroir et de renforcer, si besoin en était, la dramatique des évènements. Le cas de La Malvoisine est éclairant : pour sa réédition en poche, Yves Viollier a légèrement retouché le texte initial. Débarrassé du patois local et de quelques métaphores, le texte a perdu cette gangue de terre locale qui le rendait un peu pataud, sans pour autant perdre une once de sa puissance. Ainsi allégé, le texte gagnait une lisibilité et une dimension universelle, cela valait bien une deuxième vie, non ? Sujette à l’embonpoint,  La cabane à Satan aussi méritait l’allégement.
Le deuxième point confirme le premier. Le recul nécessaire n’a pas été suffisant pour donner à l’ouvrage la dimension du roman. Le choix de patronymes et de lieux connus, la narration de faits encore récents, donc pas oubliés, ont plombé l’ouvrage. Le roman n’a pas décollé, on est resté dans le récit avec toutes les conséquences que cela a pu entraîner. À rester trop près du feu, l’écrivain s’est brûlé les doigts. De là à craindre l’eau froide, on peut comprendre le chat Viollier échaudé. La distance, c’est le dilemme de tout écrivain.
La soupe mijotée par les écrivains aguerris sait éviter ce genre de piège. Avec un autre risque : que la prise de distance éloigne tant que le plat s’affadisse et devienne insipide.
La cabane à Satan n’avait pas ce problème. Le moins est de le reconnaître, c’est un réel atout de cet ouvrage qui permet, si le lecteur peut prendre lui-même la bonne distance, de le classer, malgré ses imperfections, parmi les bons livres de société, pas si loin que cela du Thérèse Desqueyroux du chevronné Mauriac. Dans un autre registre, bien sûr !

Classement: bibliothèque perso.


Titre : LA CABANE À SATAN
Auteur : Yves VIOLLIER
Éditeur : éditions universitaires
Format : 15X24cm
Nombre de pages : 192 pages
Publication : 1-1-1982
Prix :
ISBN : 978-2-7113-0261-1




mercredi 9 janvier 2013

Sylvain TESSON - Dans les forêts de Sibérie



Titre : DANS LES FORÊTS DE SIBÉRIE
Auteurs : Sylvain TESSON
Editeur : Gallimard
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 268 pages
Parution : 2011
Prix : 17,90F
ISBN : 978-2-07-012925-6
Récompense: Prix Médicis Essai 2011





« Je m’étais promis avant mes quarante ans de vivre en ermite au fond des bois ». Sylvain Tesson l’a fait, au bord du lac Baïkal, pendant deux saisons, de février à juillet 2010. Il nous livre ici son journal, ouvrage récompensé par le Prix Médicis Essai 2011.
Quiconque a lu et apprécié Vassili Golovanov et son Éloge des voyages insensés ne pouvait que se réjouir de retrouver dans un nouvel ouvrage les grands espaces de Russie. Là s’arrête la comparaison : entre l’ermite du Baïkal et l’explorateur jusqu’au-boutiste de Kolgouev, l’île perdue de la mer de Barents, il y a une Sibérie. Hormis les conditions atmosphériques, les contraintes de l’explorateur, homme de mouvement luttant à mains nues contre le terrain et les éléments, n’ont rien à voir avec celles du solitaire tapi derrière la vitre de son isba, dont le premier ennemi est lui-même. Ce qui le guette : l’inaction, un miroir à deux faces qui peut aussi bien le conduire à l’ennui mortel comme à la plongée au plus profond de soi pour en faire un autre homme à la sortie.
Le texte de Sylvain Tesson laisse à penser qu’il n’a pas vraiment atteint dans le dépouillement le remue-ménage qui vous grandit. Le voulait-il vraiment d’ailleurs ? Ce n’est pas certain. Le contrat à durée déterminé (six mois) qu’il s’était fixé laissait miroiter à tout instant le retour vers les délices du monde civilisé. Et le bagage de départ n’avait point la légèreté de ce qu’on peut mettre sur un traîneau à chiens : outre le matériel de survie et les vivres pour six mois, de la vodka (à volonté), cigares et cigarillos, appareils électroniques et une bibliothèque comptant quand même soixante-sept ouvrages, ce qui nous place assez loin du dénuement du trappeur de base. Ermite, oui, mais en quatre étoiles. Pas si solitaire que ça puisqu’on vient de temps en temps en voisin partager une cuite et vice-versa.
Dans la douce chaleur de la cabane où rien ne semble manquer, les sensations s’atténuent et le voyage intérieur n’était pas garanti. Certes, Sylvain Tesson nous a livré un excellent travail de journaliste, à l’image de Florence Aubenas, la chômeuse du Quai de Ouistreham. Il relate, décrit, met en scène, donne à voir mais nous transmet rarement l’émotion qu’il faudrait pour que nous frissonnions avec lui à -22°C. À aucun moment, on atteint la dramatique du Golovanov épuisé nous délivrant avec moult détails les quatre étapes du « je n’en peux plus » quand, à bout de forces, « il n’y a plus de conscience, à moins que l’on tienne pour telle la pensée que crever sur-le-champ serait le comble de la béatitude ».
Le regard de l’ermite a été celui d’un observateur, froid à l’image des températures supportées, même quand il en était le sujet. « En ermitage, la dépense d’énergie physique est intense. (…) plus l’on se passe du service des machines et plus les muscles gonflent, le corps durcit, la peau se cartonne et le visage se cuirasse. L’énergie se redistribue. » L’auteur décortique, étaye son analyse de ses lectures, livre ses marques de vodka préférées, accomplit des exploits physiques, trente kilomètres en six heures sur les glaces du Baïkal (en deux lignes), se montre sans se livrer ce qui finit par laisser le lecteur indifférent, pas concerné. Le seul vrai couac de l’expérience sera un drame personnel, en aucune façon lié à sa condition d’ermite.
Sans remettre en cause le talent de Sylvain Tesson, qui est réel puisqu’il a décroché un prix convoité, il faut son expérience d’ermite et le rendu qu’il en tire paraissent en demi-teinte. On comprend un peu mieux pourquoi en lisant ces lignes : « j’apprends par le téléphone satellite, miraculeusement réactivé, que l’enfant de ma sœur est né. Ce soir, je boirai à sa santé et verserai un verre de vodka sur la terre … », lignes qui soulève cette question : le téléphone satellite et l’alcool étaient-ils les meilleurs confidents de l’ermite Tesson ?