vendredi 29 mars 2013

Anna ENQUIST – Les porteurs de glace


De sa formation de psychanalyste, Anna Enquist possède une solide expérience du fonctionnement de la pensée et de ses dérives. Cela fait de cette poétesse néerlandaise un excellent auteur de romans psychologiques. Son premier roman, Le chef d’œuvre, traduit en français en 1999, en était un (de chef d’œuvre) explorant « avec une exceptionnelle autorité les arcanes de la jalousie, de la démission, de la manipulation ou de la trahison » au sein d’une famille. Avec Les porteurs de glace, elle va plus loin encore en s’en prenant à la profession, le psychanalyste n’étant pas lui-même à l’abri des problèmes humains, si expert qu’il soit. Occasion aussi pour l’auteur spécialiste de régler quelques comptes avec d’autres arcanes, celles d’une profession en butte avec les chapelles, les satisfactions personnelles, au détriment parfois des vrais résultats. Tout cela enrobé, bien sûr, dans le chocolat d’un vécu au départ presque doucereux qui tente d’en atténuer les effets.
Rien d’extraordinaire dans l’existence du couple Desbrogé avec ses petites routines habituelles. Lui, Nico, psychanalyste chef de clinique dans la ville proche, se jette sur sa bicyclette dès qu’il dispose d’une minute. Elle, Lou, professeur de lycée, tente d’apprivoiser un carré de jardin rebelle sur un bout de dune, sur un sol qui « ne produisait quasiment rien » sans « des charretées de terreau » et « d'innombrables sacs de bouse de vache séchée ». Tout cela dans une ambiance très néerlandaise de pistes cyclables, de platitude, de canaux, d’oyats et de sable éolien. Les époux se croisent, « il est joli ton chemisier », et se décroisent « il lui massait les épaules. Elle se retourna vivement, le chassa en plaisantant ». Existence aussi plane que le terre de Hollande, se dirait-on, dont on ne tarde pas à entrevoir les fissures cachées qu’elle est parfois « tentée de tout raconter », « la troisième chambre», cette fille dont « nous n’avons plus de nouvelles depuis plus de six mois », une jeune fille farouche, « partie juste avant son bac. Mon mari ne veut pas parler d’elle. Nous faisons comme si elle n’existait pas, mais elle est bel et bien là ». Le décor est planté.
L’un et l’autre sont eux aussi plantés, et plantés profond, dans leur détresse. La fissure devient faille. Début des dérives. Lou croise un jeune cycliste jardinier et s’accroche à lui sous une mince lueur d’espoir. Lui se tue au travail, règle ses comptes avec la profession au mépris du qu’en dira-t-on et s’amourache. Anna Enquist tisse avec une habileté de spécialiste la dégringolade qui passe par l’entêtement, la colère, l’absence de décision, puis la fuite avant de livrer la clé de l’énigme.
Difficile pour une personne non familiarisée avec la psychanalyse de poser sur un tel ouvrage d’un regard de scientifique. On peut tenter cependant d’évoquer une impression qui n’engage que soi. En couchant le couple Desbrogé sur le livre divan, la psychanalyste Anna Enquist se livre par leur intermédiaire à une analyse d’une profession complexe. Le cas concret qu’elle nous propose rend la lecture très agréable et de nous montrer d’une façon habile, dans une langue à la portée de tous, les limites d’une science toujours un peu complexe, un peu aléatoire, quand elle s’intéresse au fonctionnement du cerveau humain. Simple opinion de lecteur, cela va de soi.



Titre : LES PORTEURS DE GLACE
Auteur : Anna ENQUIST
Traduction du néerlandais : Micheline Goche
Éditeur : Actes Sud
Date de publication : 2002 (mars 2003 pour la traduction française)
Format : 11,5X22cm
Nombre de pages : 146 pages
Prix : 15,90€
ISBN : 978-2-7247-4234-9






lundi 25 mars 2013

Jean-Paul KAUFFMANN – Remonter la Marne


De ses interminables heures passées dans sa geôle au Liban, l’ex-otage Jean-Paul Kauffmann s’est forgé une autre conception de la vie, très éloignée des béquilles informatiques et technologiques actuelles. Il a acquis une autre approche du temps qui, pour lui, doit se déguster avec lenteur, à plein temps, la qualité prenant le pas sur l’accumulation. Enfin, la privation, les manques du cachot, ont développé chez lui une sensibilité exceptionnelle : ainsi équipé de son œil d’épervier, d’un flair de chien policier, d’un palais aux papilles démultipliées, il est l’un des seuls à tirer matière à ce qui pour d’autres approcherait le néant. Qui mieux que cet amateur de cigares, peut se sortir du labyrinthe des vins de Bordeaux (Voyage à Bordeaux, 1989) ou naviguer comme un poisson dans l’eau entre les bulles de champagne (Voyage en Champagne 1990), ouvrages aujourd’hui réédités. La suite de son œuvre est de la même veine : qu’il nous entraîne vers les îles de la désolation de L’Arche des Kerguelen (1993), dans le cachot de Napoléon de La Chambre noire de Longwood (1997) ou sur les plages désertes de Courlande (2009), il sait tirer comme nul autre un nectar dont le lecteur pourra faire son miel.
Remonter la Marne, la nouvelle livrée, nous conduit sur le même terrain. Cette rivière discrète, 525 kilomètres ne possède rien qui puisse attirer l’œil. Ses guinguettes désuètes disent un temps passé de mode. Seule la bataille du même nom datant quand même de la Grand Guerre pourrait remonter la cote de cette somnolente qui aurait pu revendiquer le titre de fleuve volé par l’orgueilleuse Seine. « Lorsque deux rivières se rencontrent, l’une doit disparaître. C’est une capture. L’auteur du rapt prend le titre de fleuve et entre dans la légende ». Or la Seine ne fait que 410 km ! Si la Marne perdante ne semble pas en tenir rigueur à l’autre, du moins marque-t-elle sa différence par la couleur de ses eaux au confluent de Charenton, « la Seine, vert acide tirant sur le jaune ; la Marne, plus pâle, avec des nuances de bleu turquoise ». C’est peut-être ce statut de fleuve raté, de « déni français », la Champagne et ses vignes à traverser aussi, qui ont incité le chercheur de l’indicible Jean-Paul Kauffmann à remonter la rivière à pied, chargé d’un sac à dos de trente kilos, du confluent à la source, sans contrainte de temps, sans plan de bataille puisque le pèlerin, pour le gite comme pour la nourriture, s’adaptera au jour le jour. Un voyage au plus près pour mieux respirer la rivière, comme l’insecte sur la peau, mais une quête sans artifices, les lourdes jumelles inutiles sont renvoyées par la poste dès les premiers jours.
Et la rivière personnalisée par l’écrivain, il l’appelle Matrona selon la légende des origines, communique avec le voyageur. Enserrée, colonisée aux abords de la capitale, peu à peu, elle est « décarcérée de sa chape humaine » et retrouve ses formes naturelles, son cours sauvage. Elle lui confie son histoire, les bals musette au bord de l’eau et le petit vin blanc, la fameuse bataille qui emprunta son nom, mais les traces des hommes, Bossuet et quelques autres, qui ont porté loin les qualités des régions marquée par le jansénisme, un mot qui reviendra souvent dans le texte.
Avec pour l’auteur, un fort sentiment de richesse passée dont ne paraissent guère que les traces. Sur les anciens chemins de halage, l’homme est seul à marcher, à respirer les odeurs et les humeurs de la rivière, le riverain se tient à distance, un peu taiseux quand il les aborde, « il me faut débusquer les effluves chaque fois que je découvre une ville, un village, un site. L’empreinte. La trace d’un parfum ou d’un monument ». Comme la rivière, ils résistent à leur façon, ce sont des conjurateurs silencieux, « des hommes et des femmes qui pratiquent une sorte de dissidence. Ils ne sont pas pris par le jeu et vivent en retrait. Ils ont appris à esquiver à résister et savent respirer ou humer un autre air, conjurer les esprits malfaisants. Ces conjurateurs tournent le dos aux maléfices actuels tels que la lassitude, la déploration, le ressentiment, l’imprécation. Sans être exclus, ils refusent de faire partie du flux. »
Faut-il préciser que l’écrivain ne voyage pas seul, qu’il a consulté par le livre ceux qui l’ont précédé, Simenon sur l’Ostrogoth, Francis Ponge le poète du Parti pris des choses, Bachelard le philosophe, Bossuet l’évêque de Meaux, qu’il s’est chargé de quelques ouvrages comme Le voyage égoïste et pittoresque le long de la Marne d’un certain Jules Blain auprès duquel le marcheur reviendra très souvent. Aussi un certain Milan, photographe, ami du marcher, qui quitte son antre pour l’accompagner dans son périple pendant quelques semaines. À deux, ils traversent la Champagne, parfois se séparent pour se retrouver un peu plus, chargés chacun de leurs propres effluves, les émotions du photographe ne sont pas celles de l’écrivain. Tous deux recherchent à leur façon la rambleur, cette lueur réfléchie au loin, éphémère et singulière, qui donne à l’air une atmosphère irréelle. Jean-Paul Kauffmann affirme l’avoir captée, jamais la même, à chaque fois ému. Passé Saint-Dizier, l’homme savoure sous la conduite d’un Maître des Eaux une longue descente en barque à fond plat, « embarcation Rigiflex fabriquées par Jeanneau… en polyester rigide permettent de résister à tous les chocs » qui le ramènera jusqu’à Épernay. Au plus près de l’eau, les deux berges bien en vue, il s’enrichit de nouvelles sensations et constate avec un brin de désappointement qu’au plus près du fleuve n’est pas le fleuve.
Est-ce ce sentiment mitigé, sur le haut cours, l’explorateur semble pressé d’en finir, la dégradation du climat tiré vers l’hiver, une rentrée de la rivière dans le rang de l’ordinaire, les difficultés à progresser « où était passée la rivière ? Je me suis souvent posé la question dans les derniers kilomètres… La Marne serpentine m’échappait », l’imposante Matronia ayant perdu de sa superbe sont autant de bonnes raisons de hâter le pas. De cette partie amont, l’écrivain dit peu. Quand l’eau surgit « enfin » d’une fontaine, « La Marne en coulait doucement » en murmurant « Tu en as mis du temps ! » Que pouvait-il faire ? « J’ai joint mes deux mains pour la recueillir » et savourer un nectar au « goût étrange de menthe et de mousse, pur et coupant. » La messe était dite.
Après cet ite-missa-est, il ne restait plus à l’auteur qu’à rendre compte, ce qu’il a fait de fort belle façon, répondant parfaitement à ce qu’on pouvait en attendre. L’ouvrage est documenté, les hommes et femmes qui ont fait cette région sont mis à l’honneur. Une fois de plus, Jean-Paul Kauffmann sous une nonchalance feinte ou non a su casser la carapace, se débarrasser de l’artifice et emprunter les interstices, se faire rassembleur de fragments au bord de l’insignifiance, pour faire de la Marne un chef d’œuvre. Voilà qu’il me prend l’envie de prendre mes brodequins et d’aller traîner mes guêtres par là-bas. Si ce n’est pas une preuve ça ?



Titre : REMONTER LA MARNE
Auteur : Jean-Paul KAUFFMANN
Éditeur : Fayard
Parution : 13 février 2013
Nombre de pages : 264 pages
Format : 14X22cm
Prix : 19,50€
ISBN : 978-2-213-65471-3