samedi 29 septembre 2012

KAFKA - Le procès


Titre : LE PROCÈS
Auteur : Franz KAFKA
Editeur : Pocket 1983
Format : 10,5X18cm
Nombre de pages : 284 pages
Parution : 1983
1re publication : 1925 Prix : 4,60€
ISBN : 978.2.266.06893.8



Au risque de s’enfuir à toutes jambes, on n’entre point dans l’univers de Kafka sans s’y préparer. Ce qui peut en être lu ici ou là, ce qu’en dit Milan Kundera dans certains de ses ouvrages, constituent une sorte de vestibule où le futur lecteur se met lentement en condition face à ce qui l’attend. La lecture était donc prévue de longue date, longtemps repoussée jusqu’à cet aboutissement.
Les premières lignes plantent un décor saisissant : « Quelqu’un avait dû calomnier Josepk K. car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. La cuisinière de Mme Grubach, sa logeuse, qui lui… » La singularité des faits situation pousse le lecteur, comme la victime, à penser à l’erreur, voire à la plaisanterie, sauf qu’il reste encore presque trois cents pages à ingurgiter et que le titre annoncerait plutôt le contraire. Commence alors l’incroyable, l’absurde d’une situation, un peu plus dégradée au fil des pages à mesure que l’atmosphère s’appesantit à étouffer. L’administration judiciaire vit dans les greniers, au bout d’escaliers étroits et irrespirables. Le nodule anodin du début développe des adhérences malignes qui occupent peu à peu l’ensemble du cerveau de l’accusé. « Le procès » attendu, toujours retardé, finit par grignoter la totalité de l’existence du prévenu qui ne se préoccupe plus de sa culpabilité, mais de sauver sa peau.
Inutile de préciser que la lecture de Kafka ne laisse pas intact. Comme K., l’on ne comprend pas, avec lui on étouffe, on se débat, et si l’on continue c’est dans l’espoir enfin que le cauchemar cesse et que l’erreur soit démasquée. Avec une remarquable habileté, l’auteur tempère, atténue un moment avant d’appuyer un peu plus sur la tête du noyé. Tous les acteurs de cette administration souterraine sont irréprochables, font leur job, uniquement leur job, tirent parfois parti de la situation.
Dans une telle atmosphère où l’homme est manipulé comme un pion sans la moindre prise sur son destin, difficile de dire qu’on a pris du plaisir à la lecture. Plutôt une sensation de soulagement même si Kafka ne situe pas avec précision le lieu, ni l’époque, il n’est pas si difficile de faire des liens avec le passé. Fuite un peu rapide, jeune homme.
Sorti de son contexte, voilà ici un roman universel, extrêmement moderne et à peine exagéré, facilement adaptable. Il suffit juste d’y mettre de la couleur et du mouvement, un peu d’informatique et chacun pourra de lui-même, ici ou là, peut-être même à proximité, des situations similaires où l’homme se débat contre des pouvoirs obscurs, juste pour vivre, pressuré comme une éponge au profit d’on ne sait qui, sinon d’intermédiaires, ou de sous-fifres, eux-mêmes dans la tourmente. Le monde de Kafka est toujours bien vivant.
Les années passant, cette vie tournant à vide, même parée de technologies, de modernité et de savoir-faire, tiendrait-elle à la nature humaine. Vaste question sur laquelle je ne me risquerai point. Quoi qu’il en soit, un siècle plus tard, « Le procès », si noir et pesant soit-il, reste un ouvrage majeur qui interpelle et qui pourrait être médité, une fois digéré, ne serait-ce que pour trouver sa propre antidote, le détachement nécessaire à l’épanouissement de chacun. Là, c’est une affaire personnelle. La livraison de poche (Pocket 1983) qui servait de support à la lecture, était enrichie contenait une introduction intitulée « La preuve et l’adversité », une courte biographie, l’historique de l’ouvrage ainsi qu’une courte note sur la traduction, textes préparatoires de Georges-Arthur Goldschmit. Excellente initiative. Cela mérite d’être souligné.

mercredi 26 septembre 2012

Danièle SALLENAVE – Passages de l’Est





Titre : PASSAGES DE L’EST 
Sous-titre : Carnets de voyages 1990-1991 
Auteur : Danièle SALLENAVE 
Éditeur : Gallimard 
Format : 135X200mm 
Nombre de pages : 332 pages 
Prix : 100 F TTC 
ISBN : 978 2 07 072829 3








La rencontre avec Danièle Sallenave tient à un hasard provoqué, une fois encore, par un article du Monde des Livres à propos de l’année France-Russie  (27 janvier 2012, page 3). Participante de l’équipée à bord du Transsibérien, elle respectait l’engagement d’une production en publiant son ouvrage Sibir, Moscou-Vladivostok, mai-juin 2010. Commentaire du Monde : « Au gré d’un récit au jour le jour, la pensée et les digressions semblent passer d‘une époque à l’autre. »  Derrière cette phrase, pour le lecteur, l’idée d’une méticulosité consciencieuse – « récit au jour le jour » – propre  à satisfaire sa curiosité, encore ne fallait-il pas oublier « la pensée et les digressions ».
La lecture  de « Passages de l’Est »corrige très vite l’idée préconçue. Le « carnet de voyage » annoncé apparaît davantage comme un journal de bord tant s’imbriquent, parfois sans transition, descriptions de lieux, rencontres, divagations littéraires (abondance de citations), les pensées de l’auteur sur le voyage comme sur l’existence, aussi quelques états d’âme. Au départ difficile de se faire à ce fouillis digne d’un sac de femme où l’on passe de coq à l’âne. Déstabilisé, le lecteur déçu s’interroge sur ces notes reprises après coup sans subir, semble-t-il, un nécessaire élagage. Mais comme il faut voir le mur fini pour juger, il s’efforce d’avancer sans lâcher. Passé le cap des deux cents pages, la terre grasse de Roumanie commence à donner sens à ce qu’on vient d’ingurgiter et jusqu’à la fin de l’ouvrage, on roule sur du solide, le puzzle est lisible. Un détour par New-York pour une « Petite phénoménologie du délabrement » et l’ouvrage finit sur une chute phénoménale, «  le 25 décembre 1991, ce jour où l’Union soviétique a cessé d’exister ». Et Danièle Sallenave de poursuivre, ce jour « n’a pas été pour moi un jour de fête. »
Certes, dès les premières pages (p 29), le titre « Passages de l’Est » était posé : « On ne nait pas européen, on le devient. Ou plutôt, on naît européen et on ne le sait pas. »  Suit l’argumentation : « Pour que je sache  ce que c’est d’être européen, il m’a fallu voir la culture européenne mise en péril sur son propre sol, à l’Est. (…) c’est un esprit que j’élisais, non un sol. Telle fut la leçon de l’Est. »  Avant l’estocade : «  pour penser le « monde d’aujourd’hui », l’histoire ou l’Europe, nul ne peut se passer de ces passages à l’Est, de ces passages de l’Est dans sa vie. C’est l’Est qui m’a tout appris. » Un argumentaire qui éclaire à défaut de résoudre.
La suite n’est qu’un itinéraire de deux années de vie où les voyages sont très présents, Prague (janvier 90), la Yougoslavie (février-mars 1990), Roumanie (octobre 91), New York (1991), entrecoupés de longues pauses parisiennes ou de vacance, alternances de passages à l’Ouest et à l’Est, du présent comme du passé, matériaux nécessaire pour nourrir la pensée et le texte qui l’a exprimée. Le fil de vie de l’auteure sur ces deux années se déroule à la vitesse d’une perfusion, préparation soignée à l’emballage final de la vérité de l’écrivain voyageur. 
Sur les règles du voyageur, Danièle Sallenave ne voit «  qu’une seule forme de voyage possible » et elle en cite deux « ou bien le passage rapide et la contemplation en mouvement ; ou bien l’immobilité du corps et le défilement des vues. », façon subtile d’accumuler le visible et la vie intérieure qu’il faudra associer dans l’isolement du bureau à la « lumière » (mot très prononcé)  de « Chostakovitch » (appelé souvent en renfort) au cours de « longues, longues, heureuses journées de travail : l’occupation d’écriture, si absorbante qu’elle soit, à la différence des autres occupations, ne donne jamais l’impression que le temps file, s’échappe, passe trop vite, a passé. »
Éloge du voyage, du vrai, pas de ce « quasi-monde, sans rapport avec nos peurs, nos désirs, nos angoisses, nos joies », de ce « flux d’électrons » qui s’invite dans nos cuisines au pied de nos fauteuils. « L’expérience vécue nous met en péril ; l’expérience des images jamais. C’est le péril qu’il faut retrouver ». Aussitôt vient le mode d’emploi « Alors il faut aller dans les rues, regarder, marcher, parler avec ceux qu’on y rencontre » , puis les bienfaits à en attendre « tandis que nous marchons, et que le paysage de la ville se déroule pour nous, les mots viennent, la pensée se construit, et un silence se fait, où monte la voix muette des choses. » Cette belle leçon, Danièle Sallenave l’a mise en œuvre dans son ouvrage. Paris où elle réside est devenu étape au même rang que New-York, écorché au passage, « pas moins délabré que Moscou », New York sujet d’une « petite phénoménologie du délabrement ». Les livres, les paysages de vacances, les saisons, la musique, apportent leur écot à la réflexion et c’est ce qu’elle nous livre dans ces « carnets ».
Quant au long épilogue sur la fin de l’URSS, le 25 décembre 1991, chacun en pensera ce qu’il veut mais aucun ne pourra contester la solidité du toit ainsi posé en final sur les fondations que sont les autres chapitres. Les pierres des murs sont solides, si solides qu’une vingtaine d’années plus tard, il n’y a pas grand-chose à jeter.
Voilà bien de quoi oublier les quelques moments d’ennui, l’omniprésence de la « lumière » cent fois déclinée et le sentiment d’un fouillis qui n’était à la réflexion que l’accumulation en tas de matériaux à amalgamer pour en tirer une pensée de la solidité d’un béton.
Toute réflexion faite, à la fin du livre, il me vient l’envie de lire Sibir, le dernier ouvrage de Danièle Sallenave, ne serait-ce que pour savoir, simple curiosité, où en est sa réflexion vingt années plus tard.

mardi 25 septembre 2012

Charles JULIET - Ténèbres en terre froide (Journal I 1957-1964)





Titre : TÉNÈBRES EN TERRE FROIDE
Auteur : Charles JULIET
Editeur : P.O.L.
Format : 12X18,5cm
Nombre de pages : 390 pages
Première publication : mars 2000
Parution : février 2010
Prix : 10,00€
ISBN : 978-2-84662-455-2








Le titre annonce la couleur (ou plutôt le manque de couleur). Les premières pages confirment : Charles Juliet est le contraire d’un joyeux drille. Qu’on en juge : dans les quarante premières pages, le « suicide » apparaît comme une réponse et le mot est bien cité une dizaine de fois pour revenir régulièrement dans une bonne partie de l’ouvrage. Le sous-titre de la couverture précise : « Journal I – 1957-1964 ». On se rassure. Cinquante ans plus tard, l’écrivain n’est pas passé à l’acte (ou il s’est raté, ce qui est tout comme). Le fait d’en parler, de ressasser, est peut-être un excellent repoussoir.
Il faut être fou, ou du moins disposer d’une bonne dose de courage et d’optimisme, pour au bout de quelques pages ne pas jeter l’ouvrage au feu et s’enfuir à toutes jambes avant qu’il ne vous explose à la figure. Et pourtant, une fois repoussé le premier mouvement, l’on se surprend à trouver dans ce qui n’est qu’une longue suite de constats et d’aphorismes, 400 pages tout de même centrées sur le soi et la condition humaine, des éléments nouveaux, parfois intéressants, d’un décryptage de ce qu’est la vie. Mais c’est sans un poil de graisse pour adoucir, sans condition et assez lapidaire « on ne peut vivre que dans la mesure où l’on sait se faire des illusions, s’inventer des buts et des justifications, assigner à l’existence des fins qui permettent d’échapper au vertige. Mais, pour celui qui a perdu le pouvoir de se mentir, tout est néant » et aussitôt après « je vis toujours comme en avant de moi-même. Quand je touche au but, je l’ai déjà dépassé. Toujours insatisfait, tendu, mécontent, amer. » Dans certains textes, l’écrivain se parle à la deuxième personne et s’en explique « pourquoi parfois, dans ces notes, le tu au lieu du je ? Parce qu’il convient à la mise en cause et l’accusation.  »
Charles Juliet semble être un grand solitaire qui s’échappe rarement de ce dur regard sur soi-même si ce n’est pour jeter sur les autres un regard aussi acerbe et analytique. Néanmoins quand on a survécu à ses lignes, il faut saluer la force des sentences et avouer qu’elles interpellent, qu’elles ne sont pas jetées en l’air par dépit mais qu’elles sont le fruit d’une longue contemplation et d’une réflexion approfondie.
À mesure qu’on avance dans le magma des aphorismes, à peine ponctué de rencontres, toujours de celles qui ramènent à soi, une interrogation se fait sur ce type d’ouvrage, journal vieux de cinquante ans, publié en 2010. Notes du moment ? La chronologie et le phrasé porteraient à le croire. Mais ces notes sont-elles intactes, publiées sans retrait ni ajout ? Quelle que soit la réponse, l’auteur a validé ces lignes, répétitives, à la limite de l’indigeste et d’une tristesse à jeter l’éponge. Dans quel intérêt, sinon celui de la mémoire, envoyer à la lecture ces notes sèches ? Ce que le lecteur voudrait savoir, c’est ce que pense le Charles Juliet d’aujourd’hui de ses écrits. Au milieu de gué, l’on n’en peut plus d’être gavé de ces litanies plus lancinantes que vêpres en monastère. Ce ne sont pas les quelques digressions ici et là, ni les éclairs jetés par une phrase qui vont calmer l’indigestion qui menace.
Il faut attendre la page 185 pour entrevoir une petite lueur de changement, une estime de soi, un soupçon d’optimisme « alors que je croyais écrire des phrases sourdes, heurtées, malaisées à lire, je dois me rendre à cette évidence : j’écris dans une langue brève, nette, claire, que parcourt une indéniable énergie ». L’état d’esprit s’améliore : « Je crois revivre les plus beaux jours de mon adolescence. Pour la première fois depuis des années, ce regard qui me harcèle, me persécute, il daigne enfin se fermer, et je commence à exister, à me laisser envahir par la vie ». L’homme s’ouvre aux autres : « Être capable d’attention à autrui. C’est l’indice que les rumeurs internes se sont tues, que l’être est dégagé de ses conflits, sa souffrance…L’attention soutenue qu’on est susceptible de témoigner à autrui, est un critère du dépassement de soi ». Tandis que l’écrivain se penche sur son art : « … un aphorisme, un seul vers, une seule phrase, peut contenir une plus grande charge énergétique qu’un volumineux ouvrage » ou encore « dorénavant tu ne dois plus avoir de contact avec les grandes œuvres. Tu les connais, tu les as interrogées, étudiées, approfondies, et tu sais maintenant qu’elles ne peuvent t’aider en rien. (le seul pouvoir qu’elles aient, c’est de t’entraver te gêner). Ta pensée ne doit plus avoir comme objet que ce qui gît en son tréfonds et la tâche qui t’incombe ». Et l’homme de culture égrène ses rencontres, des artistes comme Maxime Descombin ou Bram Van Velde, peu d’écrivains et des anonymes dont il avoue apprendre beaucoup : « nous n’appréhendons un être qu’à travers ce que nous sommes, et inconsciemment, nous nous projetons en lui, lui opposons ce que nous trouvons en nous-même. Cette stupéfaction lorsque nous découvrons qu’il n’est en rien ce que nous imaginons qu’il est ». L’ennui des premières pages fait place à un intérêt grandissant. Même si le noir apparaît par endroits mais il ne fait plus la loi, les notes prennent de l’embonpoint, paradoxe avec les phrases sèches de la première partie et le livre journal devient le livre d’une histoire, le roman d’une vie, d’un cheminement dont le lecteur sort grandi. Et l’écrivain aussi qui dans les dernières pages, ce qui pourrait être conclusion, semble avoir trouvé sa voie, la voie de sa vie « cette jouissance physique à trouver le mot, l’expression, la phrase qui reproduira assez fidèlement ce que je pense, découvre, subis » et les autres aussi «  aller à autrui pour apprendre, recevoir, s’enrichir, c’est tendre les mains… se résoudre à faire ce geste d’humilité ». Il est grand ce Charles.</p>

vendredi 21 septembre 2012

Charles JULIET - Lumières d’automne (Journal VI 1993-1996)


Titre : LUMIÈRES D’AUTOMNE
Auteur : Charles JULIET
Editeur : P.O.L.
Format : 12X18,5cm
Nombre de pages : 276 pages
Parution : 2010
Prix : 14,90€
ISBN : 978-2-84682-370-8



Sauter des Ténèbres en terre froide (Journal I – 1957-1964) aux Lumières d’automne (Journal VI – 1993-1996), en esquivant d’un grand pas Traversée de nuit, Lueur après labour, Accueils et L’Autre faim, revient à découvrir deux écrivains. Trente années d’une vie sont passées par là. Le tempérament suicidaire creusant le plus profond du soi jusqu’à se faire mal sans rien voir d’autre, les phrases sèches comme des boulets de l’écrivain en devenir, accrochant dans la froideur des ténèbres quelques lignes tout au plus au journal du jour, s’est effacé pour laisser place à un homme apaisé, avide de connaissance et de relations, attentif à l’autre qu’il soit grand ou obscur, bibliophage jamais rassasié, accumulateur de vies pour enrichir la sienne et restituer le soi au lecteur.
Toujours des phrases sans détours ni graisse inutile, mais l’homme a désormais beaucoup à dire. Moins régulièrement (et encore !) car l’auteur est très occupé à répondre aux sollicitations de l’écrivain, lorsqu’il se met à son journal, il développe car sa capacité à s’intéresser, à tirer de la substance, s’en trouve agrandie et cela demande des mots.
Le titre du livre, Lumières d’automne, est déjà matière. Les saisons de l’année déclinées comme les saisons d’une vie. Le printemps balbutiant avant l’été éclatant étant révolus, vient donc l’automne aux jours moins vifs, moins brûlants, saison de la mesure, de la maturité, de la récolte et des couleurs extraordinaires du grand livre de la nature. Tout cela semble s’appliquer à l’écrivain aux aguets, prêt à tirer parti de tout ce qui peut nourrir l’homme, ou l’œuvre, à travers le journal.
Quelles sont donc ces « Lumières d’automne » qui éclairent ainsi Charles Juliet ?
D’abord les livres dont il est friand : il les traite avec le plus grand soin « le livre que j’ai mûrement choisi et dont je vais me repaître, je l’ouvre avec respect. Je sais qu’il a demandé à son auteur des mois, peut-être des années de travail. Il a pesé chaque mot, examiné et réexaminé chaque phrase - sa structure, son rythme, sa musicalité, son adéquation à ce qu’elle doit traduire » (p 87), des livres qui suscitent le creusement du soi et la mise à distance du moi « certains livres nous hissent très haut, d’autres nous plongent au fond du gouffre, là où il ne faut pas manquer de descendre. En nous faisant découvrir des régions de l’être humain et des aspects de la société que nous ignorions, ils nous poussent à nous ouvrir davantage, à devenir plus tolérants, à savoir mieux accepter ce qui diffère de nous.  » (p 87), les livres compagnons « ils sont là sur des rayons, à portée de main, et de temps à autre, j’en prends un et je lis deux ou trois pages » (p 85), des livres dont il tire des témoignages qu’il inscrit sur le cahier à l’exemple des « vérités » de Georges Walser « Sans gouffres, l’artiste n’est qu’une demi-portion d’artiste une plante de serre sans parfum », « Il n’y a d’important que le voyage à la rencontre de soi-même » (p 72) ou des « paroles » de Richard Bohringer « Je pense que la fin de ma vie ira de plus en plus vers les autres » (p 118).
Autres « lumières » encore que les rencontres : elles tiennent une place très importante dans les pages du journal. Des écrivains, des artistes, des musiciens dont il s’est lié d’une relation d’amitié l’enrichissent à chacune de leurs entrevues. Mais bien souvent, le devant de la scène est occupé par des anonymes. Venus à sa rencontre au hasard d’une séance de dédicaces ou d’une conférence, ils lui confient des fragments de leur vie et il relate leur histoire, admiratif, ému, devant ces sans-grade, héros non médaillés d’une vie sans tapage dont l’écrivain tire substance et exemple. Le journal se meuble de ces dires sans que l’on sache, c’est un regret, ce que lui, l’écrivain à qui on se confie, leur aura transmis en retour, comme si l’important n’était pas là. Charles Juliet serait-il un vase à sens unique ? Non cependant car les réponses sont à chercher ailleurs dans le livre, elles viennent en leur temps, giclent sous forme d’un poème bref, « Délabré / je suis descendu / dans le fatras / En moi / je suis remonté / vingt ans plus tard / émondé consentant / le regard clair » (p 108) ou d’une phrase « quand nos perceptions sont viciées, impossible de penser juste » (p 184), « refuser d’être soi-même, c’est encore être prisonnier du moi, de ses problèmes et complications » (p 157), « je cherche à prélever ce qu’il y a de durable dans l’éphémère de mes jours » (p 157), parfois aussi d’une longue réflexion, comme ce questionnement sur le moi développé sur plus d’une page (p 226).
Mais la lumière vient aussi de voyages loin de ses bases, Mexique, Japon, Bangkok… plus surprenant pour le non croyant d’une exploration spirituelle, un séjour d’écriture au monastère de Saorge, une participation aux « Rencontres sur la spiritualité d’aujourd’hui » à Cluny ou encore un entretien avec d’Éloi Leclerc, franciscain dont il cite un passage « J’en suis intimement convaincu, seuls les messages qui jaillissent d’une authentique expérience humaine disent quelque chose d’essentiel à l’homme. Seuls de tels messages peuvent remuer le monde. »
Mais le thème récurrent de Charles Juliet, celui qui le préoccupe au plus haut point, c’est celui de l’écriture, l’écriture juste « la difficulté que j’ai à écrire restreint ce que j’ai à exprimer », la matière à écrire « Écrire – une manière / de palper pétrir modeler / la substance interne », aussi le rapport avec le lecteur à propos d’un « éreintage en règle » de carnets de Saorge « écrire est un acte grave. J’écris donc avec toute la sincérité et l’honnêteté dont je suis capable. Le texte une fois publié, si on lui reconnaît des qualités, je n’ai pas à en tirer avantage. J’ai simplement écrit ce que j’étais contraint d’écrire. Dès lors, je n’ai pas à attendre des compliments. À l’inverse, si on estime que ce texte est dépourvu et que ce serait perdre son temps que de le lire, alors je n’ai rien à répondre. Il n’en demeure pas moins que j’ai la conscience tranquille de l’artisan qui n’a rien à se reprocher. Je ne peux ni faire mieux, ni faire autre chose. »
Enfin si l’auteur, c’est rare, sa lâche parfois sèchement « Il s’aime tant / qu’il est à lui-même / son propre soleil », le plus souvent son regard est bienveillant. Il reconnaît qu’il ne l’a pas toujours été « avant, mon regard coupait, creusait, fouillait. Maintenant, il caresse ». Comme à l’accoutumée, Charles Juliet parle juste, ses textes confirment et on le croit sans peine. Après le premier tome riche de son ombre glacée (Ténèbres en terre froide), voici une autre période de ce volumineux journal beaucoup plus avenante avec la même richesse et la déprime en moins. Dans la variété des textes, l’on prend même un vrai plaisir à lire, à trouver dans la démarche de l’écrivain peut-être un chemin pour soi-même. Une sorte de mode d’emploi de la recherche du soi. Un menu à la carte, il va de soi. Si l’on y est préparé on pourrait même se mettre au travail et creuser sa propre matière. Mais de la théorie à la pratique… ce sera peut-être une autre affaire car ne s’appelle pas Charles Juliet qui veut !

mardi 18 septembre 2012

Dominique FERNANDEZ - Transsibérien


Titre : TRANSSIBÉRIEN
Auteur : Dominique FERNANDEZ
Editeur : Grasset
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 300 pages
Parution : janvier 2012
Prix : 21,50€
ISBN : 978.2.246.78937.6



Dans l’immense caverne de la librairie Ombres Blanches, bien en évidence sur un présentoir, la production de l’année France-Russie 2010 : Matthias Énard, Maylis de Kérangal… sans oublier Emmanuel Carrère et son Limonov, Sylvain Tesson Dans les forêts de Sibérie et quelques autres. Au moment du choix, trou de mémoire entre Dominique Fernandez et Danièle Sallenave, derniers annoncés dans la presse (Le Monde des Livres 27 janvier 2012), aussi inconnus l’un que l’autre. Gallimard contre Grasset. Trou, ce sera Grasset et le Transsibérien du premier, sa belle jaquette, les photos intérieures de Ferrante Ferranti, l’écriture très aérée l’emportent sur le contenu austère de l’autre.
 Intéressons-nous à l’auteur d’abord, Dominique Fernandez, un écrivain prolifique si l’on en juge par la longue bibliographie d’environ soixante-dix ouvrages. Écrivain d’un âge certain, le premier livre titre datant de 1958. Des années très fructueuses, en 2010, un pic de quatre ouvrages publiés qui reflètent assez bien les centres d’intérêt de notre homme : l’Italie (Villa Médicis), le Moyen-Orient (Palais Sursock) et la Russie (Avec Tolstoï, Russies). Écrivain éclectique alignant autant les romans que les essais, les chroniques de voyages, quelques traductions et même un opéra. Toujours en feuilletant l’ouvrage, l’on apprend que Dominique Fernandez est membre de l’Académie française, immortalisation récente le discours de réception ayant été publié en 2008. Un voyageur averti donc, déjà familier du pays d’accueil, l’auteur vient ici en spécialiste. Enfin clin d’œil, Transsibérien est dédié « A Danièle Sallenave en bouriate complicité », on en saura plus à la lecture : souvenir partagé d’un mariage arrangé « par les vieux croyants ».
Dominique Fernandez nous propose un voyage littéraire sur les traces des grands écrivains russes, livrant au lecteur de longs passages de livres qu’il aime, émaillant ainsi paysages, histoire, civilisation, art et coutumes. Il n’oublie pas le voyage, étiré dans le temps, où une sorte de monotonie du paysage pousse à retourner le doigt de gant vers l’intérieur et s’y retrouver soi-même. Il réussit de belle façon à transmettre l’émotion, le ressenti de cette solitude des vastes espaces. Envelopper une telle grandeur dans un texte n’est jamais garanti. D’autres s’y sont cassé les dents. De par son expérience et son talent, Fernandez a réussi l’examen.
Choix de textes tout aussi judicieux, parfaitement calés qu’ils sont dans l’ensemble. Le curieux de littérature russe, s’il veut aller plus loin, trouvera dans ce panel proposé de quoi satisfaire sa curiosité.
Les invités du Transsibérien n’étaient pas tous, au départ de Moscou, sur la même longueur d’ondes : le professionnel, légèrement blasé qu’il est, a joué au plus fin avec les autorités d’accueil pour imposer son propre programme, un menu à la carte (partagé avec quelques privilégiés) qu’il est fier d’exposer avec un pointe de dédain pour ses collègues moins chanceux. Du partage avec les autres voyageurs (si ce n’est l’épisode avec Danièle Sallenave) nous saurons peu. À privilégier l’extra, on oublie l’ordinaire car de la planète élevée du mirador les détails ne se voient pas. Entre les lignes du programme officiel, il y a sans doute à lire et cela fait aussi partie du voyage. Hormis ce léger manque de modestie du donneur de leçons, le plus grand défaut du livre, c’est un vrai satisfecit qu’on distribue à l’ouvrage, l’académicien justifie pleinement son rang.
Quelques mots enfin sur les deux encarts photographiques de grande qualité. Les illustrations de Ferrante Ferranti collent au texte. Il a su saisir les instants, donner vie aux monuments, capter les regards, mettre en boite ce train insaisissable, ce qui ajoute un réel plus à cet ouvrage finalement captivant, jamais rébarbatif, qui donne une vraie envie de découvrir. Il y a du talent dans tout cela et probablement une grande expérience.

Un autre point de vue sur cet ouvrage (et un commentaire) par Ivredelivres

lundi 17 septembre 2012

GUILLEVIC - Quotidiennes


Titre : QUOTIDIENNES
Auteur : GUILLEVIC
Editeur : Gallimard
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 168 pages
Parution : mars 2002
Prix : 13,50€
ISBN : 978.2.07.076510.5



Sur le présentoir, un Guillevic inconnu, ou peut-être oublié, publié en 2002 : Quotidiennes, poèmes, novembre 1994 - décembre 1996. Un ouvrage posthume, réuni en deux parties par l’épouse Lucie Guillevic, deux parties bien semblables à la lecture, la différence entre l’aboutie (première) et celle en chantier ne paraissant pas si évidente car de la même veine. Des poèmes datés, classés par ordre chronologique, groupés dans une chemise cartonnée par l’auteur lui-même sous ce titre. Des poèmes brefs, dépassant rarement la page, quelques lignes pour les plus courts, Vous, les fleurs, //C’est pour vous avoir, / Vous si belles, près de soi, // Qu’on vous tue. // 20-3-95 (p 50), un texte qui résume bien l’ouvrage. L’homme, seul, se dresse avec modestie face aux éléments, à son environnement, qu’il interpelle, qu’il tutoie, qu’il plaint, qu’il rudoie aussi, dans un dialogue intérieur, d’homme à homme, un mano a mano où l’homme traite en égal comme il sait quand il le faut rester à son niveau. Fleurs, arbres, ciel, nuages, couleurs, soleil…, il les presse pour en tirer le suc poétique en des raccourcis saisissants. En deux phrases, la messe est dite, Ne demande pas au blanc // Qu’il te donne / Du vert ou du rouge. // Ne demande pas au capital // Qu’il te montre / Ce qu’il peut faire // Pour la juste répartition / Des biens de ce monde. // 19-6-96 (p140). Chaque texte ainsi dépouillé du superflu est une histoire, un enseignement, un questionnement, un raccourci lucide que chacun, où qu’il soit, peut faire siens. En immersion permanente dans cette partie ultime de sa vie puisque ces poèmes sont écrits à flot presque quotidien, Guillevic avait ce pouvoir de transformer son regard en sève nourrissante pour lui-même probablement, mais aussi pour le plus grand profit du lecteur. Poèmes de l’instant, griffonnés sur un reste de papier, sans doute mille fois relus et retravaillés, ces textes clairs comme une eau de source, accessibles au plus grand nombre, amènent à cette remarque que la poésie est en soi avant d’être dans les mots, que le regard du poète est essentiel, un détournement du monde aussi nécessaire qu’une boisson vitaminée. La lecture de Quotidiennes est un ressourcement renouvelé à chaque page qui se termine par un retour aux sources bretonnes du poète (Il y a quelque chose à Carnac…), une boucle qui se ferme, anticipée peut-être, puisque l’auteur disparaissait quelques mois plus tard, emporté par de graves problèmes pulmonaires. Si l’homme a quitté le champ pour notre plus grand regret, car avait-il tout dit ?, il restera de lui une œuvre majeure, une poésie limpide, libérée de contraintes, hors du temps et accessible, c’est la marque des grands poètes.

vendredi 7 septembre 2012

Mathias ENARD : L’alcool et la nostalgie


Titre : L’ALCOOL ET LA NOSTAGIE
Auteur : Mathias ÉNARD
Editeur : Inculte Fiction
Format : 16,5X20cm
Nombre de pages : 96 pages
Parution : février 2011
Prix : 13,90€
ISBN : 978-2-916940-48-9






De Mathias Énard, on connaît le prodigieux Zone, un pavé de 520 pages qui nous promène de guerre en conflit dans le pourtour méditerranéen au XXe siècle. Un monde à vif toujours prêt à l’embrasement drainant combattants perpétuels et agents secrets où la vie tient du miracle mais l’amitié peut aussi y être aussi forte que l’amour. Pour survivre à cet extrême, taillé à la hache, lourd de silence et de solitude, les béquilles s’appellent stupéfiants et alcool, la violence appelle la violence et cela crée une atmosphère un peu glauque que l’on retrouve dans cet ouvrage au titre évocateur L’alcool et la nostalgie. Là s’arrête le parallèle car les héros de ce court roman ne sont pas des guerriers mais des jeunes plutôt ballotés par l’existence. Mathias traîne sa nostalgie à Paris depuis que son amour Jeanne a décroché une bourse pour étudier en Russie. Pour n’en point revenir puisqu’elle s’est attachée à ce pays ainsi qu’à un certain Vladimir. Trois amitiés fortes imbriquées comme des poupées russes. Un triangle amoureux qu’on supporte comme on peut à coups de dope et d’alcool jusqu’à ce coup de fil de Jeanne en pleine nuit qui annonce la mort de Vladimir. Mathias décide d’escorter le corps de son ami à bord du Transsibérien de Moscou jusqu’à la terre natale de celui-ci. Quatre mille kilomètres pour se souvenir ou reprendre tout au début, peut-être se reconstruire. Mais quatre mille kilomètres pourquoi ?
Et voilà, comme dans Zone le train vecteur du souvenir et porteur de destin. Voilà encore les longues phrases qui se mettent à couler comme un torrent de pierre en pierre, chaque fragment venu du précédent et préparant le suivant. En pleine dérive, la cervelle imbibée généreusement d’alcool fort étale dans le désordre les pièces du puzzle : Jeanne et Mathias, Paris et Moscou, Mathias et Vladimir, la vodka et l’opium, la Russie de l’histoire et celle du présent. Une fois de plus, Mathias Énard déploie une belle panoplie de connaissances, fait revivre sous nos yeux la Sibérie goulag et le Moscou d’aujourd’hui, les « gigantesques blondes en fourrures, haut perchées sur des talons si fins qu’on croyait à chaque instant qu’ils allaient percer le macadam », s’égare un instant pour retomber sur ses quilles quelques lignes plus loin « la ville ne disait rien, elle ne se plaignait pas d’être ainsi criblée d’épingles comme une poupée vaudou ». L’allusion brève à l’histoire, l’usage habile de la métaphore donnent du corps au texte, du pur muscle sans mauvaise graisse pour l’empâter : le roman court à la vitesse de la nouvelle vers une chute qui ne pouvait mieux porter son nom.


Un extrait (page 66)
L’Oural est une montagne décevante, des collines en pente douce couvertes de mélèzes où des rivières ont creusé de larges vallées, dans quatre ou cinq heures nous serons à Ekaterinbourg, Ekaterinbourg comment s’appelait-elle à l’époque soviétique, cette ville du massacre et de l’indus¬trie lourde, interdite aux étrangers jusqu’en 1990, Vladimir nous y avait amenés, un des rares voyages que nous ayons fait tous les trois, peu de temps après mon arrivée à Moscou, une fois réglés mes interminables problèmes de visa que Volodia avait résolus en passant par une agence spéciale pour travailleurs immigrés qui corrompait les fonctionnaires de l’immigration à tour de bras, du coup il m’appelait le Tadjik, le Tadjik ou l’Ouzbek, à Ekaterinbourg il n’y avait rien à voir à part quelques vieux bâtiments constructivistes à demi ruinés et l’endroit où le tsar et sa famille avaient été passés par les armes, on y construisait une immense cathédrale, une immense cathédrale censée devenir un lieu de pèlerinage pour la Russie entière, exactement ce que les Soviétiques avaient cherché à éviter des années durant : on rendait aujourd’hui un culte aux Romanov sanctifiés et plus aux révolutionnai¬res qui les avaient descendus, après plus d’un an de captivité, le 17 juillet 1918.

Jean-Pascal DUBOST - Le défait


Titre : LE DÉFAIT
Auteur : Jean-Pascal DUBOST
Editeur : Champ Vallon
Format : 13X21cm
Nombre de pages : 160 pages
Parution : mars 2010
Prix : 15,00€
ISBN : 978.2.87673.529.3





L’idée de solitude attire, mais jouer à l’ermite ne donne pas toujours les effets escomptés si l’on en croit l’auteur. En attendait-il quelque bienfait quand une sorte de dépit l’a mené là ? Mais cela il ne le précise pas. Dans une retraite voulue, on peut, comme Sylvain Tesson sur les berges du Baïkal, tant prévoir tout que la vraie solitude n’arrive jamais : on en retire peu. Le « il » de Jean-Pascal Dubost , peut-être « lui » puisque dans l’écriture il devient « je », a choisi de ne rien prévoir puisqu’un chagrin a « mis en branle » la décision. Heureusement, il ne s’aventure pas en terre complètement inconnue. Une bonne âme lui prête un vélo sur lequel il traîne sur les routes et chemins du pays sa carcasse de plus en plus vide de chair à mesure qu’il s’alcoolise. Une vie au jour le jour qui, en place et lieu du silence, lui ramène son enfance puisque le lieu inhabité, (inhabitable ?), était la demeure des grands-parents.
L’ouvrage se construit en trois temps qui alternent avec une certaine régularité : le quotidien du solitaire, les souvenirs de l’enfance et les démêlés du « poète » avec son texte qui trébuche, butte car l’inspiration tarde à venir. Qui tarde tant qu’elle n’est peut-être même pas venue. L’écrivain s’escrime à tordre les phrases (il aime, a-t-il dit, jouer avec les mots), construire de savants mélimélos de mots, dresser les listes, utiliser des substantifs inusités, abuser par moments de signes graphiques comme ces virgules alignées en pluie, il manque juste un peu de poésie à tout cela. En l’on ne peut, à la lecture, se retenir de penser à cet aphorisme de Charles Juliet (Ténèbres en terre froide) : « trop de poètes, trop d’écrivains prennent les moyens pour le but. De sorte qu’à force de ne se préoccuper que du verbe, de la forme, ils en viennent à négliger, voire perdre de vue ce qui se situe à l’origine de l’aventure. » Beaucoup de travail de la forme donc dans ce livre, mais il manque la matière. Notons deux passages, l’un très court emprunté à la grand-mère « le temps te dure » (à tordre dans tous les sens) et un autre en fin d’ouvrage « il s’est enfermé dans le recet* de l’écriture, dans une solitude ; quel fut le moteur de sa quête silencieuse ? » Y aurait-il eu problème de moteur ?
Fondrie (Cheyne 2002) avait séduit, découverte du monde de l’usine, à la manière d’Albane Gellé, même émotion que le récent Croquis Démolition de Patricia Cottron-Daubigné. Fatrassier (Tarabuste 2007), bestiaire culinaire terminé en dictionnaire de mots inconnus, ressemblait à un sac à main de femme, un fourre-tout sans grande émotion. La pause qui a marqué l’écriture du livre Le défait était nécessaire pour laisser s’exprimer le silence en soi, pas certain qu’elle ait été suffisante pour que Jean-Pascal Dubost retrouve en lui le poète.
*recet : mot ancien (1430) synonyme de reces, recept, resoit… lieu où l’on se retire, retraite, refuge, abri, habitation ?

Philippe de la GENARDIÈRE - L'année de l'éclipse


Titre : L'ANNÉE DE L'ÉCLIPSE
Auteurs : Philippe de la GENARDIÈRE
Editeur : Sabine Wespieser
Format : 140X185 mm
Nombre de pages : 490 pages
Parution : 2008
Prix : 26,00F
ISBN : 978-2-84085-065-2





« IL NE COMPRENAIT PLUS LE MONDE, ne l’aimait plus. Ou plutôt, c’est ce qui le minait, il ne s’aimait plus.» Deux phrases pour planter le problème, quatre cent quatre-vingt-dix pages pour y répondre.
L’Éclipse philosophique est l’ouvrage que le philosophe Basile tente de mener à bout, L’année de l’éclipse concerne la partie la plus intime du même philosophe, abandonné par les « deux furies » que sont sa femme et sa fille. Á cinquante ans, l’homme se sent fini, un homme du passé. En pleine déprime, il n’enseigne plus et suit une psychothérapie en se rendant chaque semaine chez le docteur Floch. Philippe de la Genardière prend tout son temps, environ cent cinquante pages, pour exposer la lente dégringolade et le quotidien du patient. Basile vit retiré du monde, sans autre contact que son psychiatre et passe ses journées à déambuler sur son balcon du sixième, en pérorant devant le vide. Éclipse totale en cours donc. Temps suspendu, seuls quelques effluves émanant de la salle de bains ou de la chambre d’enfant surnagent encore de l’ « avant ».
Á l’exemple du solitaire déprimé, le lecteur doit supporter de la part de l’auteur une sorte de déambulation littéraire, se perdre dans de longues phrases, avaler quelques répétitions, retours en arrière, suivre les méandres incertains de la pensée pour se préparer, impatient, à la métamorphose.
Une métamorphose provoquée par la rencontre, dans l’atmosphère propice aux déclics qu’est la serre du Jardin des Plantes, d’une jeune beauté, Shadi, qui réveille le philosophe de sa dormance et « réenchante sa vie » dans un « éblouissement érotique ». Réveil du corps (en fanfare) et des activités en sommeil ( à petits pas), la pratique du piano d’abord, la remise en chantier de l’Éclipse philosophique, l’ouvrage de toute une vie, ensuite… dans une sorte de jouissance partagée dont on découvrira peu à peu, derrière une fausse superficialité, les raisons profondes tirées de l’histoire personnelle de nos deux protagonistes. Aventure condamnée d’avance quand l’un pourrait être le père de l’autre.
Derrière le philosophe et son délire, il y a l’écrivain et cette question du sens Quid de l'aventure humaine en ce troisième millénaire? qui surgit, repart, revient, ressassée parfois, explore quelques pistes sans aboutir à une solution qui tienne debout, si ce n’est la « croyance » à laquelle le philosophe ne veut pas croire. Au-delà des dérives du philosophe dans l’impasse, que veut nous dire l’écrivain ? Basile est un homme seul, coupé du reste de l’humanité, très – uniquement - penché sur son monde intérieur, et ce solitaire n’a pas trouvé le salut. Est-ce à dire que l’avenir de l’homme du troisième millénaire est collectif ? C’est un autre débat.
Est-il utile encore de préciser que l’ouvrage de Philippe de la Genardière est de haute volée et qu’il représente une masse de travail phénoménale, même si l’auteur a dû prendre du plaisir à l’écrire. Cette réflexion menée sur le sens de l’existence humaine nous concerne et chacun peut y trouver matière à y nourrir sa propre personnalité. Et ce n’est pas là la moindre des qualités. Si l’on ajoute la qualité de l’écriture, originale, articulée sur l’imparfait de l’indicatif - faut-il y voir un lien avec le sujet du livre ? – et la longueur de certaines phrases, chaotiques comme un sentier pierreux de montagne, chaotiques comme la pensée du philosophe, on ne peut être qu’admiratif.
Rendons aussi homme à l’éditrice – Sabine Wespieser – pour son courage littéraire, il est réconfortant qu’un livre comme celui-ci ait encore sa place dans le monde très sonnant et trébuchant de la littérature d’aujourd’hui. Saluons de même l’excellente présentation de l’ouvrage sur la quatrième de couverture, un très beau texte qui résume parfaitement le livre et donne vraiment envie de le lire. Ce fut ma porte d’entrée vers cet écrivain qui m’était totalement inconnu.

Pour compléter

mercredi 5 septembre 2012

Louis-Philippe DALEMBERT et Lyonel TROUILLOT - Haïti une traversée littéraire


Titre : HAÏTI UNE TRAVERSÉE LITTÉRAIRE
Auteurs : Louis-Philippe DALEMBERT et Lyonel TROUILLOT
Editeur : Presses nationales d’Haïti, Culturesfrance et Éditions Philippe Rey
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 176 pages
Parution : 2010
Prix : 19,00F
ISBN : 978-2-84876-153-4




Ouvrage vendu au profit d’ONG haïtiennes
Lyonel Trouillot ! Louis-Philippe Dalembert ! Des patronymes découverts, il y a peu, dans les écrits de Dany Laferrière. Si le titre de l’ouvrage, Haïti, une traversée littéraire, n’était si parlant, il est probable que peu de lecteurs auraient pu mettre un pays sur ces noms.
On se souvient peut-être des musiciens cubains de Bueno Vista Social Club restés au pays et tirés de l’anonymat par WimWenders en 1999 pour un succès planétaire, après une vie de misère à cirer des chaussures ou guère mieux. C’est un peu la même aventure qui se vit aujourd’hui à Haïti, l’île de la débrouille où tout se fait à partir de rien, sinon courage et fierté. Quelles belles choses on peut faire avec rien. Il faut une bonne dose de caractère pour supporter les coups de tabac de toutes sortes, tontons macoutes, cyclones, tempêtes tropicales, tremblements de terre qui déferlent sur le pays et le mettent à sac. Certains partent comme Louis-Philippe Dalembert, mais d’autres comme Lyonel Trouillot choisissent envers et contre tout de rester, de travailler de l’intérieur, dans ce pays qui n’en finit pas de se relever.
Que ce soit dedans ou dehors, cette bande d’écrivains (le mot n’est pas trop fort car leur vie est vouée à la littérature et aux arts) écrit de la poésie, loin d’être considérée ici comme un genre mineur, « Étranger qui marches dans ma ville/souviens-toi que la terre que tu foules/est terre du Poète/et la plus noble et la plus belle/puisqu’avant tout c’est ma terre natale… », mais aussi des romans ou du théâtre qu’ils publient à compte d’auteur en investissent dans les étagères, « en Haïti, si tu veux être écrivain, commence par construire des étagères… pour stocker les invendus », dit René Philoctète, le poète. Bien que le manque d’éditeurs soit flagrant, l’écrivain haïtien ne transige pas devant son texte et tient avant tout à sa liberté. En 1970, le même Philoctète remarqué par un grand éditeur français refuse d’apporter des modifications à son texte, quitte à le publier « bien des années plus tard, en Haïti à compte d’auteur ». Et des œuvres à compte d’auteur, il n’en manque pas, signées par Carl Brossard, Frankétienne, Yanick Jean, Roger Dorsinville, Clément Magloire-Saint-Aude, liste non exhaustive.
Le violent séisme du 12 janvier 2010 n’a pas, loin de là, asséché la fièvre créatrice : dès le lendemain de la catastrophe, les peintres se mettaient au travail et exposaient devant les ruines de leur atelier. Les écrivains, aussi, se sont mobilisés pour aider à leur façon le pays à se relever. Telle est l’intention de ce livre CD, Haïti, une traversée littéraire, vendu au profit d’ONG haïtiennes et édité conjointement par les Presses nationales d’Haïti, Culturesfrance éditions et Philippe Rey, montrer par un large balayage la grande diversité et l’extraordinaire richesse littéraire de ce pays peu épargné par l’histoire et les éléments. Quand tout est par terre, il te reste la culture. Par son immatérialité, elle survit aux épreuves, esquive les dictateurs, dépasse les frontières et relève l’espérance quand elle pourrait flancher.
La première partie de l’ouvrage, abondamment illustrée de textes et clichés d’auteurs, dresse l’état des lieux de la littérature haïtienne sous forme de questions (courtes), réponses (développées en quelques pages).
Née peu après la déclaration d’indépendance de 1804, cette littérature fait largement référence à l’Histoire politique et sociale du pays et les sujets ne manquent pas, qu’on en juge : « la longue et sanglante lutte pour l’indépendance », « l’occupation américaine et la résistance des maquisards paysans, les « Cacos » », « le génocide d’environ vingt mille travailleurs haïtiens en 1937 », « la dictature des Duvalier père et fils, de 1957 à 1986 », l’épisode Jean-Bertrand Aristide…
Outre l’importance des revues, cercles et mouvements, du compte d’auteur et de la poésie, déjà évoqués plus haut, les deux auteurs s’attardent sur la place des femmes longtemps éclipsée par les maternités et les tâches ménagères. Après quelques pionnières, les choses bougent dans la deuxième moitié du XXe siècle et la femme, mère aimante ou amante initiatrice, « poteau-mitan » de la société haïtienne, s’immisce désormais dans le champ littéraire de l’île. Si la parité est loin d’être au rendez-vous, « les choses ont changé depuis les premiers combats féministes d’Ida Faubert, de Cléante Desgraves Valcin et d’Annie Desroy… »
Dualité des langues aussi quand l’histoire héritée s’écrit en français alors que le créole est parlé. Après le français académique, puis une phase en créole, la littérature haïtienne a trouvé sa voie en s’affichant bilingue car « l’ennui serait qu’on veuille qu’il n’y ait qu’une langue, qu’elle serve à asseoir le pouvoir d’une catégorie sociale sur une autre, qu’elle devienne une langue d’exclusion ». Sous les mots pointe une grande sagesse qu’on aimerait bien trouver ailleurs. Une sagesse retrouvée dans la façon dont la littérature de l’île a résolu le problème dedans/dehors par l’intégration de la diaspora dans sa propre littérature. Analyse du champ littéraire complète donc, agréable à lire de surcroit, par nos deux auteurs de l’ouvrage.
La deuxième partie du livre s’ouvre sur une anthologie nécessairement réduite mais délicieuse et nécessaire car elle traduit dans les mots ce qui est écrit plus haut.
Voici un ouvrage de référence qui donne d’Haïti, une image bien différente de celle du « pays maudit » auxquels certains esprits expéditifs (et sans doute mal informés) voudraient nous faire croire. De coup de tabac en coup du sort, Haïti, premier pays indépendant à majorité noire s’est forgée en deux siècles une âme forte, à défaut d’une économie solide, mais pourrait bien donner à d’autres une leçon en français si par hasard un coup de grisou économique devait un jour emporter quelques démocraties donneuses de leçon.

Dominique DYENS : Intuitions


Titre : INTUITIONS
Auteur : Dominique DYENS
Editeur : Héloïse d’Ormesson
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 186 pages
Parution : 31 mars 2011
Prix : 17,00€
ISBN : 978-2-350-87162-2
«L’histoire de Royer aurait pu arriver à n’importe qui». Dès le départ on est prévenu. Les Royer ! Une famille bon chic bon genre comme on en trouve dans les banlieues résidentielles, belle situation, pavillon coquet à Bois-Joli où tout le monde se connait et tout se sait, souci méticuleux du qu’en dira-t-on, une ado critique à la maison, «Putain ! Merde ! Pourquoi la vie m’a donné des parents comme ça !» ... Même leur façon de s’habiller est à... et l’amour qui s’émousse après une vingtaine d’années de mariage. Rien de plus convenu si ce n’était cette mystérieuse chambre bleue du premier étage, fracture secrète, source de tensions, dont le souvenir n’en finit pas de cicatriser en un cal d’oubli. Une situation qui aurait pu durer des années si un SMS du fils aîné n’avait annoncé un matin son retour d’Amérique en pleine affaire Lehman Brother. Et le fils ne revient pas seul. Il ramène une fiancée. C’est le branle-bas chez les Royer, l’équilibre fragile vole en éclats, le doute s’instille et les fissures deviennent de profondes cassures. Voilà que Facebook s’en mêle, distillant au compte-gouttes ses indices poison. D’autant que le passé se rappelle au bon souvenir et ravive des plaies non refermées dans les non-dits. Quand l’intuition donne des idées, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Pressentiment de catastrophe imminente. Dominique Dyens a du talent, elle a rédigé son intrigue à la vitesse d’une nouvelle. En donnant successivement la main aux différents protagonistes, elle gomme les temps morts et l’histoire court comme un torrent de montagne, fraîche et vive, saute de l’un à l’autre, rebondit sur les cahots de la vie pour entraîner les personnages dans un tourbillon invisible où chacun se débat dans son coin devant les éléments. Roman des temps modernes, marqué par les techniques du moment et les évènements récents, Intuitions montre des gens d’aujourd’hui dans une société très actuelle où l’homme, malgré sa cuirasse de technicité, au cours des siècles, n’a rien perdu de sa fragilité, incroyablement stable dans ses travers et sa vulnérabilité. Seules les armes et les coups assénés ont changé. Avec d’autres épices, l’intrique pouvait tout aussi bien être transposée. Un roman que l’écriture et le contexte mettent en phase avec son temps. Un bon moment de lecture pour une bonne étude de la société d’aujourd’hui !

RdL, La revue des Livres


Nom du magazine : RdL
Sous-titre : La Revue des Livres
Numéro : 04
Périodicité : bimestriel
Format : 235X300mm
Nombre de pages : 80 pages
Parution : mars-avril 2012
Prix : 5,90€
Ce bimestriel, bien discret face aux périodiques littéraires sur papier glacé, se revendique comme un magazine de « critique politique, sociale et culturelle, ancré à gauche, qui entend discuter et diffuser les nouvelles pensées critiques et les recherches les plus innovantes… notamment en philosophie, sciences sociales et histoire. » Le numéro 004 (mars-avril 2012) présente un aspect presque austère, proche du noir et blanc et lorsqu’elles sont utilisées (c’est plutôt rare), les couleurs ne s’imposent jamais. Même la présentation est sobre, deux colonnes, dans les marges des phrases clés de l’article, quelques photos noir et blanc sur une demi-page, parfois quelques schémas et des inscriptions sur fond coloré. Huit pages en moyenne pour les sujets. Le tape-à-l’œil cède la vedette à un contenu dense et copieux.
En tête du sommaire, un « Entretien avec Stathis Kouvélakis sur une crise sans précédent ». Le titre : Grèce : destruction programmée d’un pays. Un regard tout à fait neuf, loin de tout ce qu’on a pu entendre sur ce pays en crise. Où l’on découvre de l’intérieur un peuple que l’on maintient la tête sous l’eau et qui ne pourra pas s’en sortir. Dès le premier article, le ton est donné.
Et la suite est de la même veine : longs articles, techniques mais accessibles, rédigés en solo ou en duo sur des sujets de société hors des clichés et des sentiers battus. Quelques titres : « Quand les socialistes libéraient la finance », « Pour une écologie des lignes », « Et mes seins tu les aimes », « La singularité de Kafka »… Les livres sont très présents car ils servent de prétexte à l’écriture et au développement des idées. Certains ouvrages nous viennent de l’étranger, comme Capitals Rules (Rawi Abdelal) ou The perception of the Environment (Tim Ingold), la plupart sont de langue française Beauté fatale (Mona Chollet), Kafka en colère (Pascale Casanova) ou ont été traduits Une brève histoire des lignes (Tom Ingold), Imaginaire des Balkans (Maria Tedorova). Parfois c’est l’œuvre entière qui est sujet à réflexion. Les rédacteurs ne se contentent pas d’un compte-rendu impersonnel des livres, ils mettent leur talent à donner à rendre lisibles les ouvrages support et souvent y mêlent aussi leur propre réflexion. Chaque sujet est appuyé par de longs extraits qui donnent une bonne idée du ton et style de l’ouvrage.
Outre les comptes-rendus de livres, La Revue des Livres propose quatre rubriques pédagogiques toujours aussi denses, « Le point sur », « Géographie de la critique », « Le Portrait », « Expérimentations politiques ».
Une fois dépassée l’appréhension causée par le dépouillement du magazine, il suffit d’un article (au choix du lecteur) pour se faire une opinion, positive en ce qui me concerne, et confirmée par le reste de la revue. Au fil des pages, il souffle un petit air revigorant, bien rare par les temps qui courent, celui de découvrir enfin des idées neuves, fouillées, argumentées tout en restant intelligibles à bon nombre de lecteurs. Et cela fait un bien fou de se muscler ainsi la cervelle avec autre chose que de la matière toute faite et bien pensante. Savoir ainsi qu’il existe des pistes inexplorées vous redonne une belle pêche, et un moral lui aussi neuf. Quand on aura mis un petit bémol sur quelques pages en isme un peu touffues et qu’on aura ajouté que l’iconographie, œuvre d’une coopérative artistique (Société Réaliste) nous dépasse un peu, il nous restera à conclure. Ce sera bref : objectif atteint, on en redemande. Vivement le numéro 005. Il faudra patienter un peu, la mise en kiosque est prévue pour le 2 mai 2012.

BOOKS, L’actualité par les livres du monde


Nom du magazine : BOOKS
Sous-titre : L’actualité par les livres du monde
Numéro : 10
Périodicité : mensuel
Format : 27X34cm
Nombre de pages : 72 pages
Parution : Novembre-Décembre 2009
Prix : 5,50€
Magazine littéraire de création récente (décembre 2008) dont le premier numéro feuilleté dans une librairie n’avait pas convaincu. Le numéro 10 (daté de novembre-décembre 2009) récupéré dans la boite à magazines de médiathèque affiche en gros titre « L’énigme du Coran ». Alors que sous les printemps arabes, dictatures et corruption s’écroulent face aux populations exaspérées et laissent place à des mouvances islamiques pour la plupart, pas inutile pour l’ignorant de se pencher sur l’Islam pour mieux comprendre. Occasion rêvée de décortiquer ce mensuel par une analyse complète dont on voudra bien excuser les tâtonnements puisqu’il s’agit d’une première chez Ed. et Doc.

Le dossier. Le dossier en question occupe quinze pages sur quatre colonnes, petits caractères (taille 10 voire 9), quelques illustrations non démesurées et format proche du tabloïd. C’est du dense. Pour décrypter « L’Islam à l’épreuve du texte », quatre articles tirés de magazines étrangers. Pour chacun des textes, une présentation rapide du contenu sous la forme d’un résumé (En deux mots), de l’auteur de l’article, de l’ouvrage de référence et de son auteur. C’est là l’originalité de ce mensuel littéraire, rubriques et articles viennent commenter un ouvrage ou une étude sur le sujet. Ainsi l’un d’eux, « L’islam contre ses démons », s’appuie-t-il sur un ouvrage de Carl W. Ernst intitulé Following Muhammad : Rethinking Islam in the Contempory World, traduction En suivant Mahomet, repenser l’Islam dans le monde contemporain. Autre particularité bien pratique, les notes de fin d’article sont traitées dans la page entre les colonnes 2 et 3. Quelques phrases clés, un encart « Sunnites et Chiites » et deux photos parsèment le texte de ruptures bienvenues. L’article se termine sur un dernier pavé « Pour en savoir plus » qui propose une quinzaine d’ouvrages pour approfondir. On est loin du survol habituel, Books s’est concentré, semble-t-il sur les questions clés.

Et le reste me dira-t-on ? Un document copieux annoncé en couverture fait le portrait en huit pages de Freeman Dyson, mathématicien et physicien américain de 85 ans, sceptique de l’effet de serre (ou plutôt de ses conséquences), un sceptique encombrant lorsqu’on découvre son CV. Et puis une dizaine de rubriques développées en quatre pages sur des sujets variés, histoire, littérature, économie, art. À la façon du dossier, chaque article s’appuie sur un livre (ou un document) et reprend le texte d’un journaliste, en général choisi avec discernement et ne sonnant pas le creux. On en a largement pour ses 5,50€. On apprend ainsi qu’une nouvelle biographie de Kafka le montre sous un nouveau jour et invite « le lecteur à se débarrasser de la kafkologie » en s’appuyant sur l’œuvre plutôt que la critique ou comment « l’arrivée du milliardaire Roman Abramovich à la tête de la Tchoukotka, dans le Grand Nord russe a bouleversé les repères et transformé l’identité des colons de 1950 ». Le choix des sujets sort des sentiers battus, les extraits publiés sont remarquablement rédigés et le lecteur peut toujours aller plus loin grâce à la bibliographie qui accompagne le sujet. Seul petit point noir, les nombreux ouvrages ainsi détaillés possèdent rarement une traduction française ce qui en limite l’exploitation possible. Quand on aura ajouté le traditionnel « Courrier des lecteurs », le « périscope », tour d’horizon des livres du monde à ne pas manquer, « Jadis et Naguère », retour sur le meilleurs des livres anciens et « SKOOB », l’insolite dans les livres, les « Francophilies », les « Bestsellers » et la « Censure » traités comme il se doit, c’est-à-dire sans excès, le tour d’horizon sera complet.

Bilan du voyage : Sous une pluie de livres comme on n’en voit pas ailleurs (ou tout du moins rarement), le lecteur invétéré est gâté surtout s’il est curieux ou intello. Des ouvrages complexes, même compliqués, hors mode, qui resteront toujours d’actualité, comme des témoins d’une époque. L’équipe éditoriale de Books est constituée d’excellents dénicheurs capables de monter au sommet de l’arbre pour y cueillir des textes rares et importants, du monde entier, pour une approche sociétale par le livre, loin des modes et du superficiel. Il est certain qu’à la lecture de ce magazine, la bibliothèque montdésirienne risque de s’enrichir sans grand danger de se tromper. Que demander de plus, sinon de vérifier qu’en 2011, les valeurs de magazine sont toujours présentes. Ce sera l’objet d’une future analyse d’un Montdésir ou d’un lecteur de ces pages.

Olivier DOMERG :Treize jours à New-York voyage compris


Titre : TREIZE JOURS À NEW-YORK VOYAGE COMPRIS
Auteur : Olivier Domerg
Editeur : [LE BLEU DU CIEL]
Format : 17,5X20,5cm
Nombre de pages : 164 pages
Parution : juin 2003
Prix : 18€
ISBN : 2-915232-04-0
« Livre entièrement écrit et concu à partir des notes, citations, photographies, cartes et documents divers, pris ou prélevés à New-York, lors d’un bref séjour effectué du 14 au 26 mai 1997... » précise l’auteur dans un petit alinéa à la fin d’un ouvrage publié en juin 2003. La précision prend toute son importance quand on se souvient qu’entre le voyage et la publication, il y a eu un certain 11 septembre. Et que cela ait pu modifier le comportement des habitants de l’île de Manhattan comme la perception du voyageur-écrivain.
Des notes, Olivier Domerg en a pris à foison. Il les livre en petits caractères et lignes courtes, sur la gauche de la page. De temps en temps surgit une amplification, une vue à la loupe que l’auteur appelle « un détail travaillé près du corps », plongée dans les entrailles de la ville qui nourrira la photo d’ensemble d’un pixel supplémentaire. À d’autres endroits, le récit s’interrompt pour une respiration de quelques pages, vingt-et-une au total, que l’auteur nomme actions ou poèmes, des textes objets, en prose le plus souvent, aux formes variées : là, apparaît un schéma symbolique, un quadrillage habité de majuscules ; ailleurs, une suite verticale de Z en filigrane d’un carré de texte, soulignant par le trait les lignes fortes de cette ville de la démesure avec ses étages empilés comme des cubes et griffés chacun d’un escalier de secours.
Le récit se décline au jour le jour, dès la pose du pied sur l’aéroport. Il s’interrompt au onzième jour sur une « série policière » en laissant planer le mystère sur les deux derniers journées. Domaine privé peut-être à ne pas jeter en pâture.
Mais l’ouvrage n’est pas terminé pour autant. L’auteur se lance dans un nouvel exercice, « ce qui te reste de N.Y. », douze chapitres (voyage retour non compris peut-être) d’impressions déclinées en vers octosyllabiques assez lâches où le lecteur retrouve un léger résumé (le poète est prolixe) de ce qui a été dit dans le corps du récit, façon peut-être d’imprimer en gras dans les têtes les évocations déjà faites.
Enfin, moyen très habile de taper à nouveau du marteau sur la pointe, dernier passage sur le voyage : une série de photographies en noir et blanc, de Brigitte Palaggi, compagne de voyage. Des « temps de prose », images fortes ou instantanés, comme cette jeune fille étalant et vendant sur la rue le contenu de son appartement ou cette complicité entre le saxophoniste Bill Braxton et son fils sur une scène new-yorkaise, qui impriment si ce n’était déjà fait ce sentiment de démesure et d‘insolite qui se dégage de cette ville dont on ne sort pas indemne.
Au final, l’effet de répétition aidant, les mots accumulés, déformés, minimisés ou épaissis, le graphisme, la mise en forme des textes, donnent de la ville, avec une certaine netteté, un effet de gigantisme avec la course à l’altitude des gratte-ciel dans un quadrillage serré, mais aussi une vision lilliputienne des vies qui s’imbriquent, se brassent et se côtoient de façon ordonnée et presque naturelle dans ce qui ressemble fort à l’organisation d’une ruche.
Dans cet ouvrage, Olivier Domerg laboure de façon très personnelle une parcelle de poésie contemporaine. Du paysage (urbain dans le cas qui nous concerne) exploré, il en extrait un substrat, une âme, un concentré que le lecteur filtre de lui-même. Du foisonnement des mots, de la répétition, pas certain que chacun en obtienne un même élixir. Il est sûr cependant que, sous le foisonnement des mots et l’effet de répétition, le lecteur ait été touché. N’est-ce pas là le but de la poésie ? Original mon cher Watson.

Jean-Pascal DUBOST - Poète - Lecture publique


Ouvrages cités :

Ouvrages cités : Fondrie (Cheyne) 2002
Fatrassier (Tarabuste) - 2007
Intermédiaires irlandais (Apogée) 2010




Plante montée en graine, cheveu et barbe d’un jour, petites lunettes cerclées, tête droite et l’œil fixe, de noir vêtu, un col d’ecclésiastique et des gants de cycliste, le poète attend, figé, assis à sa table, pendant que les participants s’installent sur des gradins aussi inconfortables qu’une banquette de cirque. Sur la table qui constitue l’unique décor, un verre à pied rempli de vin rouge, deux ouvrages devant l’auteur et un long texte déroulé et retenu par un petit objet (une tête de mort, précisera l’auteur dans sa présentation).
Sur les gradins, un public hétéroclite constitué d’une bande de lycéens (en service commandé ?), des amis et des connaissances du poète et de l’organisation, une poignée d’individuels attirés par la semaine de la Francophonie et le Printemps des Poètes.
De la tribune, s’avance un homme, sans doute l’animateur de la soirée, qui s’excuse, sa connaissance de l’auteur est enfermée dans un ordinateur récalcitrant. Après l’énoncé de quelques généralités, piquées dans la fiche de séance, il laisse la parole à l’invité qui préambule à son tour, avertit les participants que le rythme de lecture rapide, en accélération progressive, pourrait dérouter.
Une lecture en trois temps. Pour débuter, des courts extraits du dernier ouvrage, Intermédiaires irlandais (Apogée 2010), les mots tirés d’une période de retrait, solitude alcoolisée et longues marches dans une Irlande retirée du monde. La lecture est rythmée, sans temps mort. Au fil de ces brefs passages, l’on en vient à mettre des images personnelles, des tranches de vie, des impressions, une certaine mise en phase avec le poète.
L’homme se lève, boit une gorgée de vin, s’approche du micro sur pied, pour évoquer à sa façon, en une dizaine de textes, ceux qui, à un moment donné, ont compté ou croisé son parcours de poésie. L’on est à peine surpris à l’évocation de Valérie Rouzeau ou d’Albane Gellé, car l’écriture de Jean-Pascal Dubost s’en approche avec ses phrases éclatées, mots mêlés ou collés, juxtaposés en une mosaïque qui parfois chante, à d’autres moments écorche et dont le sens profond demanderait plus qu’une lecture écoutée. Une poésie contemporaine qui a trouvé cette voie, cette forme et qui cherche quoi par là ? Dans la liste, surgit en décalage un certain Lamartine : pour ce dernier, l’artiste en scène ajoute un sous-titre "Détestation", un mince sourire aux lèvres. Pendant cette partie, comme pour la suivante, le lecteur lit debout, immobile, seuls les yeux décrochent parfois pour un regard en coin vers l’assemblée. Sur les banquettes, les fesses commencent à se plaindre de la dureté des planches.
Enfin, l’auteur décroche le long texte pendu à la tête de mort, quatre-vingt bons centimètres de feuilles A4 bout à bout pour une unique phrase dévidée à la vitesse d’un TGV, un texte inédit d’où sortent quelques collages, un pâté de mots dira un participant, dont on retient plus l’édifice que le sens.
Fin de la prestation. Car il s’agit d’une prestation. Aujourd’hui les mots ne suffisent pas, la poésie doit être spectacle pour qui veut en tirer quelques subsides, à plus forte raison s’il veut en vivre. Cette présentation fut propre, très au point, bien envoyée en moins de trois quarts d’heures. Au-delà de la forme et de la prouesse technique, n’oublions pas que la poésie est un langage de communication entre les hommes : une fois passées la surprise et la musique des mots, reste à savoir si le poème va plus loin et touche le lecteur au plus profond de lui-même. Néanmoins, on peut dire que l’invité a rempli sa mission. Applaudissements donc. Mérités.
Deuxième partie de la soirée : le débat. Là c’est une autre musique. L’animateur s’avance, début du dérapage. La grappe des étudiants commence à se disloquer par paquets de trois ou quatre : désintérêt pour le débat, pour le poète, fin du service commandé, limite de la capacité d’attention ? De leur bouche, on n’en saura rien. De celle de l’animateur, l’on apprend qu’une autre soirée les attend.
Les premières réactions du public sont négatives. L’on ne comprend pas le pourquoi d’une telle juxtaposition de mots sans qu’on y trouve de sens. Où est l’émotion ? D’autres prennent la défense de Lamartine pendant que d’autres ricanent en catimini. Très calme, même digne, le poète répond, s’explique, explique son amour des mots, de tous les mots qu’il aime tisser, coller et assembler. Il avoue un certain goût de la provocation, le souhait est de faire réagir l’auditeur. D’une certaine façon, c’est gagné. D’autres voix interviennent à leur tour pour dire que certains textes ont atteint leur but.
Un peu désemparé par la tournure du débat, l’animateur tend le micro à l’un de ses amis qui clame son admiration pour la patience du poète qui, après un tel effort, accepte encore de se justifier.
Le débat prend alors la tournure d’une lutte de clans, une querelle de chapelles, encore une. La poésie est-elle à un point de confidentialité où elle peut s’offrir des luttes intestines ? L’animateur du jour, dépassé, incapable de prendre à la fois la main et un peu de hauteur, n’a d’autre argument que de proposer qu’on en reste là et de se diriger vers le pot qui doit suivre. Les combattants du jour n’entendent plus et continuent de ferrailler.
Les ingrédients d’un riche débat sont là, il manque un vrai chef d’orchestre. Quand l’un des participants exaspéré commence à parler de vieux cons, il ne sert plus à rien de prolonger. En toute urgence, l’on passe au pot. Si la poésie du jour n’était pas au goût de tous, au moins le vin obtient la faveur de l’ensemble des participants.
Légèrement grisé par l’avalanche de mots plus que par l’alcool, l’on se retire, perplexe, en ce qui me concerne un exemplaire de Fatrassier (Tarabuste 2007) sous le bras. Un peu désabusé aussi. Une dizaine d’années plus tôt, dans les mêmes conditions, une autre lecture publique du même Jean-Pascal Dubost autour de son ouvrage Fondrie (Cheyne 2002) s’était déroulée tout autrement et le débat avait été d’une autre tenue, écoute et respect. Il faut préciser qu’il était mené par une certaine Cathie Barreau. Les temps changent.

mardi 4 septembre 2012

Didier DAENINCKX - Nazis dans le métro


Titre : NAZIS DANS LE MÉTRO
Auteur : Didier DAENINCKX
Editeur : Folio policier - Gallimard
Format : 11X18cm
Nombre de pages : 164 pages
Parution : décembre 2006
1re publication : 1997 Prix : 5,70€
ISBN : 978.2.07.034172.6
Quatrième titre de la longue lignée du Poulpe, l’ouvrage de Didier Daeninckx commence par le tabassage d’un voyageur, de retour au bercail, à la porte de son appartement parisien. La victime, un ancien écrivain, n’est pas un inconnu pour Gabriel Lecouvreur, dit le Poulpe, qui subodore l’embrouille et se met en tête de connaître le fin mot de l’histoire. Fidèle à sa réputation, l’enquêteur autoproclamé surgit toujours le premier sur les coups, au bon endroit quand il le faut, joue les caméléons, manipulant aussi bien le baratin que la manière forte pour arriver à ses fins. Bien qu’il l’ait fin (le nez) l’inspecteur improvisé se le casse (le même nez) sur de fausses pistes. Quelques mots lâchés par le demi-occis, un manuscrit, un document informatique entraînent le lecteur dans une cavalcade parfois champêtre et très odoriférante, bien souvent sordide, glauque, écœurante.
Là, on retrouve le Didier Daeninckx, écrivain militant et éclairé, qui nous entraîne dans les milieux de la droite extrême, néonazie, pour une démonstration, documents à l’appui, de l’interpénétration possible/probable des extrémistes de tous bords, l’internationalisation des réseaux et le retour larvé (et très secret) de pensées qu’on croyait balayées. Dans cette partie de l’ouvrage, l’auteur excelle, démonte et démasque, en résonnance avec son héros redresseur de torts libertaire : là sont les meilleurs moments du livre.
Quinze ans après la première publication de l’ouvrage, le métro quitte parfois le souterrain pour circuler en aérien et la confusion des « ismes » de toutes sortes ne parait plus si improbable lorsqu’on observe les flux d’opinion actuels. Démonstration réussie de ce coté-ci.
Il y a cependant un hic : l’intrigue s’avère un peu courte, allongée par des digressions sans autre intérêt pour le lecteur de relâcher la pression par quelques détours bucoliques. Le pschitt des pistes qui se dégonflent est un peu facile même si le ballon mis à plat se permet quelques soubresauts. Mais l’on pardonnera volontiers ce petit penchant à la facilité car le message à passer a bien atteint son but, la lecture est confortable et le style de Didier Daeninckx révèle quelques formules savoureuses qui semblent n’appartenir qu’à lui.

Abdelkader DJEMAÏ : Gare du Nord


Titre : GARE DU NORD
Auteur : Abdelkader DJEMAÏ
Editeur : Seuil
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 96 pages
Parution : mai 2003
Prix : 11,00€
ISBN :
Vieux immigrés des années 50, trois amis vivent aujourd’hui leur retraite dans le quartier de la Goutte-d’Or mais n’ont jamais visité la tour Eiffel. Ils n’aiment pas être traités de chibanis (vieux) car ils ont encore des rêves ou des projets, qui de trouver une nouvelle épouse ou de revoir le pays du côté de Tlencem. Le quotidien des trois retraités se décline entre le Foyer de l’Espérance où ils ont leur chambre, la Chope verte où ils étanchent leur soif permanente d’une bière et la gare du Nord proche où ils se trouvent bien dans cette « baleine pacifique ». « Protégés par ses murs », ils restent dans le « hall, immobiles, en confiance, goûtant le temps qui s’écoule paisiblement.»
Mais ce qui leur trotte par la tête est ailleurs, dans le souvenir de la vie difficile qu’ils ont menée, les petits soucis quotidiens, le plaisir d’un esquimau dégusté au Louxor, la rencontre avec l’Ange Blanc, les petits plats qui leur rappelle la pays qui leur manque tant. Leurs amis, Zaza la serveuse, Brahim le coiffeur, Med, l’écrivain public et Solange sa femme, Hadj Fofana, le marabout, sont tous de là-bas de l’autre côté de la Méditerranée. Quand c’est le rassemblement à la Chope Verte, il n’en manque pas un pour écouter les chants du pays. Certains oublient même les années et esquissent quelques pas de danse.
Cette vie discrète s’efface peu à peu dans la rénovation du quartier. Dans les « lambeaux de papier peint » des immeubles qu’on effondre, Med devine « les silhouettes, les ombres, la présence de ceux qui avaient vécu là ». Et il lui prend l’envie d’écrire un livre sur les chibanis de Barbès-la Goutte-d’Or. « Un livre simple et limpide où ils seraient comme chez eux. Un roman sans graisse et sans prétention, qui les accueillerait avec leurs forces et leurs fragilités, leurs tatouages ; leurs rides et leurs rêves », où il raconterait l’humiliation, les maladies, les larmes et la colère, les femmes et les gamins laissé de l’autre côté de la mer, où il aurait l’honnêteté de dire aussi « que tout n’était pas si sombre, qu’ils pouvaient, malgré l’injustice, manger à leur faim... »
Le livre en projet de Med, Abdelkader Djemaï l’a écrit, un ouvrage bref (96 pages) qui va à l’essentiel. Chaque détail de vie ainsi exposé parait à première vue aussi insignifiant que la touche de peinture d’un tableau. L’accumulation harmonieuse que l’auteur en a faite donne un texte lumineux comme les grands fenêtres rondes de la gare du Nord. Tout cela dans un langage d’abord facile au vocabulaire simple, le contraire aurait été mal venu. Nul doute que les chibanis ont apprécié ou apprécieront leur quotidien ainsi mis en valeur, devenu acceptable par la puissance de l’écriture.
Mais l’ouvrage va beaucoup plus loin et s’adresse à un large public à qui, par la magie d’une habile description, sans jamais la nommer, laisse à deviner au lecteur la fracture entre ces immigrés de longue date pourtant et le reste de la population. Le premier réflexe serait de les montrer du doigt : que font-ils pour s’insérer, élargir le cercle ? Et le pile devient face. Qu’ont-ils fait à Martinez, le patron du PMU, pour que ce dernier les méprise ? Pourquoi ont-ils abandonné la chéchia ou le turban ? Les faits et gestes des trois acolytes en suggèrent bien d’autres. Cette vie souterraine ne trouve sécurité que parmi les siens, à la Chope Verte, chez le coiffeur Brahim ou encore à la Gare du Nord : avec leurs millions de pas, les voyageurs sont un peu comme eux, des étrangers.
Un livre qui donne à voir pour comprendre. Et si l’on cherche une réponse, on pourra méditer sur l’attitude de Lucien Guyomar, le Breton de la chambre 7, emporté par une ambulance un jour de neige : les trois compère ont adopté son chat.

Miguel de CERVANTES - L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche


Titre : L’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Auteur : Miguel de CERVANTES
Traduction : Aline SCHULMAN
Préface : Jean-Claude CHEVALIER
Editeur : Seuil
Format : 14,5X22cm
Nombre de pages : 528 pages (t1) et 550 pages (t2)
Parution : 1996
Première parution 1605 (tome 1) et 1615 (tome 2)
Prix : 149F le tome
Dans son Art du roman, Milan Kundera élève Miguel de Cervantès au titre de fondateur des Temps Modernes au même titre que Descartes. Et il s’en explique : « S’il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l’être de l’homme … avec Cervantès un grand art européen (sous-entendu le roman) s’est formé qui n’est rien d’autre que l’exploration de cet être oublié. » et l’auteur tchèque de poursuivre sa démonstration sur une quinzaine de pages. Loin de moi l’idée prétentieuse de remettre en cause les dires du tout nouveau membre du club très fermé de la Pléiade, simple volonté de comprendre en quoi les élucubrations de Don Quichotte et de son fidèle écuyer auraient pu donner ses lettres de noblesse au roman. Belle occasion aussi de revisiter avec un regard neuf le célèbre auteur espagnol qui m’avait vite ennuyé dans les années jeunesse. En avant donc pour un repas pantagruélique de deux tomes représentant plus de 1000 pages dans l’Espagne du XVIe siècle. Qu’en reste-t-il à la sortie ?
Rester au premier degré de l’aventure conduit vite au manque d’intérêt, donc à l’impasse. Le combat à contretemps, contre les moulins à vent, la libération des forçats et quelques autres prouesses de ce type relèvent de la folie d’un homme, mais le dérangement dont souffre Don Quichotte dérange quelque peu le lecteur tant le chevalier fait preuve de sagesse et d’érudition dans les moments de lucidité. Le sourire fait alors place à l’interrogation, au besoin de comprendre les motivations de cet homme épris d’idéal, capable d’entraîner à sa suite un écuyer parfois crédule, à d’autre moments rempli de bon sens, le bons sens des gens de la terre confrontés aux dures réalités de l’existence. Si l’aventure rencontrée au hasard du chemin tourne souvent au fiasco, au contact du chevalier errant et de son écuyer, des situations extrêmes, figées, au bord du définitif, se dénouent grâce à eux (rare), malgré eux ou sans eux. Si bien que nos deux héros s’en retournent chez eux, pour la fin du premier tome, conforté dans son délire pour le premier, riche de deux cents écus bienvenus pour le deuxième.
Déjà le questionnement s’immisce dans la tête du lecteur. Aventures décalées, d’un autre temps peut-être, les enchantements d’aujourd’hui existent, ils ont simplement changé de nom (et encore ?). Combien perdent la tête et le sens des réalités devant les jeux de toutes sortes (grattage, tirage et j’en passe), le mirage de l’endettement, la poussée des sectes, le souci d’un corps parfait, l’argent facile, le déni du temps qui passe et use, les ressources du sol inépuisables – chacun pourra continuer la liste avec des exemples de son choix. Devant l’illusoire, la lucidité perd ses droits et toutes les dérives sont possibles. Les enchantements du XXIe sont nombreux tout comme les chevaliers errants à la recherche du bonheur, ou de la sensation du bonheur, denrée très volatile, malaisée à mettre en cage.
Avec méthode, le deuxième tome démonte la mécanique. Entrent en scène les profiteurs (un duc et son épouse très riches) qui voient très vite le profit qu’ils peuvent tirer de ces deux bouffons hors de toute norme, se gaussent en douce, mais les encouragent, alimentent la supercherie en accompagnant le délire de mises en scène et de décors factices. Malgré cela, Don Quichotte n’est pas vraiment heureux : en manque d’aventure, il songe à reprendre l’errance. De son côté, Sancho Panza, déçu, refuse l’archipel de ses rêves. L’intervention inquiète des amis, le bachelier, le curé, ne fera pas mieux que de briser le rêve et d’enfermer les aventuriers dans une réalité dont le chevalier ne sortira pas vivant.
Que peut tirer le lecteur de ces mille pages ? Une belle leçon de vie pour qui fera l’effort de dépasser le cadre de ces histoires certes extravagantes, et encore l’étaient-elles il y a quatre siècles alors que les chevaux étaient de chair et que les enchanteurs couraient la campagne (ou du moins la tête des gens simples). Dans le fil de l’aventure comme dans la bouche de ses personnages, Miguel de Cervantès, comme le dit si bien Kundera, voit « le monde comme ambiguïté, avoir à affronter , au lieu d’une vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent… ». Rien ne vaut la parabole, la narration, pour le démontrer et c’est là que le roman, par la plume de l’écrivain joue son rôle, un rôle irremplaçable car il peut tout se permettre et tout dire, assujetti qu’il n’est à aucune règle.
Ce constat suffirait à faire de l’ouvrage de Cervantès un roman moderne par le message universel qu’il distille. Mais l’écrivain n’en est pas resté là, il a cassé toutes les convenances du récit si l’on excepte la chronologie respectée à la lettre. Le temps devient élastique : d’un trait de plume, Don Quichotte et ses amis sautent trois cents ans. Le livre des exploits du chevalier précède même l’exploit du héros, ce qui fâche ledit chevalier : celui s’empresse de contredire le destin qui lui est promis en modifiant sa destination. Quant aux détails matériels, l’auteur se moque des incohérences qu’il traite par le mépris : les lieux, les éléments, le paysage sont au service de l’histoire et des personnages, un point c’est dit.
Reste l’écriture et le style. Le langage ampoulé, parfois précieux, sont remarquablement retracés par la traductrice Aline Schulman. Style de l’époque qui peut surprendre au premier abord par rapport aux phrases courtes, dépouillées d’aujourd’hui. Les dialogues sont de longs monologues rarement interrompus par les interlocuteurs. Avec les siècles, la langue s’est épurée, simplifiée, tendue vers le but à atteindre au plus vite, la flânerie n’a plus court. Il n’est pas certain que ce style un peu désuet plaise au lecteur d’aujourd’hui. Une fois passée la phase d’adaptation nécessaire, on se laisse cependant facilement conduire au pas lent du chevalier d’autant que l’érudition /imagination de Cervantès est foisonnante et que l’ennui est rarement au rendez-vous. Question humour, Sancho Panza s’en charge par ses réparties et la litanie de proverbes (inventés ? repris ?) qu’il débite tout au long des deux livres. Cela pour dire que Cervantés a accompli là quelque chose de gigantesque, à l’issue d’un travail qu’on devine monstrueux, c’est sans doute le prix à payer pour qu’un ouvrage prenne l’importance d’une œuvre.