Titre : NAISSANCE D’UN PONT
Auteur : Maylis de KERANGAL Editeur : Verticales Format : 14X20,5cm Nombre de pages : 320 pages Parution : septembre 2010 Prix : 18,90€ ISBN : 978.2.07.013050.4 |
Les mégalomanes fourmillent et parsèment la planète
de leurs œuvres, façon comme une autre pour eux de laisser une trace à
la façon des architectes de l’empire grec ou des bâtisseurs de
cathédrales. Elle aurait pu choisir un barrage démesuré ou un
gratte-ciel défiant le firmament. Maylis de Kerangal s’est emparée d’un
pont, un pont qui relie plutôt qu’un barrage qui noie, qui assèche, qui
sépare, un pont imaginaire qui pourrait se trouver aussi bien à l’ouest
qu’à l’est. Près d’une ville improbable au nom qui fait pschitt, Coca, « aujourd’hui
encore, on comprend mal comment des hommes ont pu songer à s’établir en
contrebas d’un causse rouge si salement cabossé ». Chacun
d’entre nous a en tête un ouvrage comme celui-là, gonflé à l’orgueil et,
sous cet exemple, peut s’approprier sans peine celui de l’auteure même
si toute ressemblance avec un ouvrage existant …
La construction est une dissection en creux : bien mieux qu’un ouvrage
qu’on décortique, se fera le rendu des techniques de mise en œuvre, des
contraintes à surpasser, des écueils à éviter et la liste est loin
d’être exhaustive. Au-delà des bétons, ferrailles et éléments
d’architecture il y a les hommes. C’est à eux que Maylis de Kérangal
s’attache et à travers eux elle fait ressortir le reste, l’histoire, les
défis, les bouleversements sans aller jusqu’à dire ce que sera cet
ouvrage fini, facilitateur d’existence ou simple élément de paysage.
Dans le livre, les hommes bâtisseurs défilent, font un tour de piste
pour dévoiler un bout d’existence, puis disparaissent pour réapparaître
un peu plus loin. Parmi eux, Diderot le conducteur de travaux, baroudeur
de l’extrême, pièce centrale autour duquel gravitent tous les autres
comme des planètes autour d’un astre. Et il ya de tout, des aventuriers
qui se tuent au boulot avant de se détruire l’intérieur dans les bars et
les bordels : ils sortiront du chantier comme ils sont venus, à sec.
D’autres plus méthodiques et sérieux : ils se réalisent ou amassent. Et
puis ceux du pays, les « Indiens qui sortent du bois, se coulent dans les buissons sans même froisser les feuilles »,
funambules indispensables qu’il faudra d’abord amadouer, les modestes
de la région trouvant là l’occasion rêvée de pousser plus loin leur
propre vie, de sortir un moment de la galère quotidienne en
s’abrutissant au travail. Et puis il y a les anonymes, « câbleurs,
ferrailleurs, soudeurs, coffreurs, maçons, goudronneurs, grutiers,
monteurs d’échafaudage, monteurs levageurs, enduiseurs, façadiers »,
ouvriers de la ruche qui grouillent dans les bus au moment de
l’embauche. Parmi les hommes, quelques femmes, incongrues comme Summer
la responsable béton qui occupe là son premier poste ou effacées à
l’image de Katherine Thoreau, cinq bouches à nourrir, « pantalon
de jogging flasque, trop grand pour elle… fard turquoise en couche
copieuse sur des paupières enflées, mascara lourdingue… c’est carnaval
ou quoi ? ». Sans compter les profiteurs de toutes sortes attirés en ville pour tirer leur part du gâteau.
À travers les hommes et les femmes qu’elle met en scène, Maylis de
Kérangal construit son pont, aussi méthodique que Diderot, beaucoup de
vie où elle glisse un peu de technique sans que cette dernière ne prenne
jamais le dessus à rendre le livre indigeste. Un pont modèle auquel
rien ne sera épargné. Un livre modèle alternant tension et détente,
affrontement des hommes et de la matière, affrontement (conflit) des
intérêts, résistance des éléments : tout y est rapide, violent,
effaçable. De temps en temps, le texte s’emballe dans l’épopée, le verbe
court d’un coureur de cent mètres, à grands tournoiements de
métaphores, lignes succulentes faisant place quelques pages plus loin à
de délicieux moments de tendresse, de rapprochement des corps, des
cœurs, à défaut d’amour, ne jamais oublier qu’ici on vit dans
l’éphémère. Au-delà de Coca et de sa banlieue, le pont imaginaire de
Maylis de Kérangal renforce l’attachement de l’homme à sa langue : ce
pont-là apporte une belle contribution à cet enjeu vital qu’est l’avenir
de notre langue.
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