Ouvrage utilisé :
Titre : TANGEANTE VERS L’EST Auteur : Maylis de KERANGAL Editeur : Verticales Format : 11,5X17cm Nombre de pages : 128 pages Parution : janvier 2012 Prix : 11,50€ ISBN : 978.2.07.013674.2 |
À l’heure dite, et même bien passée, la file des participants commence à
s’écouler dans la salle, investit les sièges, déborde en tous sens. Il
faut faire de la place, serrer les chaises, réquisitionner tout ce qui
peut porter une paire de fesses, jusqu’à la petite estrade qui devait
mettre en valeur l’écrivain. Maylis de Kerangal, livre en main, figée,
roule des yeux de biche apeurée. La soirée tranquille entre amis se
transforme en show dont elle va être la vedette. Tendue, stressée, les
lèvres blanches, recroquevillée dans sa robe chasuble bleue et ses
collants noirs, elle se rapetisse de minute en minute, tant qu’on se
demande si elle ne va pas s’effondrer. Pour le confort de la lecture,
elle a tenté de rassembler son opulente chevelure avec ce qui ressemble à
une aiguille à tricoter, mais une mèche rebelle se détache qu’elle
essaiera en vain de faire entrer dans le rang. Et l’attente dure bien un
quart d’heure.
Enfin l’animateur du jour souffle dans le micro, souhaite « bonne
année » au public, avoue le tremblement, le stress qui l’empêche
d’accéder à ses notes, puis présente l’invitée, cite Raphaëlle Rérolle
du Monde des Livres « c’est une langue extraordinaire,
puissante, saccadée, mariant les tons comme les personnages avec une
grâce violente et charnelle ». La présentation se poursuit,
originale. L’animateur retrace, la carrière d’éditrice, d’encyclopédies
de voyages chez Gallimard, avant celle de l’écriture. Et l’invitée prend
la parole au bond, se détend, oublie un peu de son stress, explique,
s’anime. Quelques échanges de balles pour évoquer le chemin, lent, vers
l’écrivain, l’importance du voyage, de sortir de soi, de chez soi, pour
écrire, le voyage encore, en 2010, dans le cadre de l’année
France-Russie, 6000 kilomètres de Transsibérien entre Novossibirsk et
Vladivostok pour aboutir au livre qui sort aujourd’hui, Tangente vers l’est. Place à la lecture.
Décor dépouillé. Un mur blanc, un micro sur pied et la lectrice, son
livre à la main, sans pupitre. Encore une légère hésitation, puis elle
se lance. « Ceux-là vienne de Moscou et ne savent pas où ils
vont… des gars, jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras
veineux le regard qui piétine… la chaînette religieuse sur le poitrail », de sa main libre, Maylis de Kerangal accompagne d’un geste bref sa description, montre le « marcel kaki »,
la chaînette, le poitrail sans jamais lever la tête, ni interrompre sa
lecture. Et elle lit vite, ton monocorde, regarde furtivement sa montre
comme si le temps lui était compté. En une dizaine de pages, elle nous
plante le portait complet du conscrit Aliocha et son envie de fuite
comme une dernière chance.
Tangente vers l’est est la star de la soirée, l’unique objet de
la lecture. Sous ce projecteur puissant, l’enjeu d’un tel exercice
consiste à susciter la lecture, à donner envie, en dire assez sans en
dire trop, retracer l’atmosphère de ce train pas comme les autres,
évoquer ceux qui l’utilisent et le pays parcouru à travers les vitres et
le comportement des autochtones voyageurs. Sans oublier le récit car le
train est source d’histoires, de rencontres ou de ruptures. Dans le
choix des textes, Maylis de Kerangal a réalisé un sans-fautes en trois
extraits pour trois personnages et un embryon d’histoire, le reste se
diluant dans l’ensemble. Il fallait tout et tout demandait trois quarts
d’heure sans batifoler. Mission accomplie, aidée en cela par la qualité
du texte, une alternance de phrases sèches et d’autres en poupées
russes qui finissent par s’épuiser d’elles-mêmes comme un ricochet à
bout de forces. L’on retrouve l’énergie et le dynamisme de la Naissance d’un pont,
c’est presque sans surprise. À peine regrettera-t-on en fin de lecture
une litanie facile sur la Russie vue de France, un survol trop haut pour
présenter un réel intérêt. Invitation peut-être à privilégier à
l’avenir la densité plutôt que la quantité.
Le public ne s’y est pas trompé et la salve d’applaudissements fut
longue à se calmer lorsque l’invitée, à bout de souffle mais libérée,
refermait le livre au bout d’une prestation de longue durée et de grande
qualité. Dans un petit coin de la salle, le libraire du coin avait le
sourire aux lèvres : ses livres se vendaient comme des petits pains.
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