mercredi 30 janvier 2013

Printemps silencieux de Rachel CARSON

Envie de lire - Semaine 5



Au hasard d’une déambulation en maison de presse, l’œil s’accroche au numéro de janvier de BOOKS, livres et idées du monde entier (numéro 39). Sur la couverture, un titre : L’illusion du bio.
Le magazine Books est reconnu pour appuyer ses articles sur un ouvrage support commenté par un spécialiste de la question. Le livre du jour s’intitule Printemps silencieux de Rachel CARSON, ouvrage publié en 1962. La réédition de 2009 possède un introduction d’Al Gore dont les sympathies écologistes ne peuvent être mises en cause. L’article qui nous est présenté est paru dans Foreign Policy en mai-juin 2010, la traduction est due à Arnaud Gancel. L’auteur de l’article est Robert Paarlberg, professeur associé à l’université Harvard. Son dernier ouvrage, paru en 2010, est Food Politics: What Everyone Needs to Know (« Politique alimentaire : ce qu’il faut savoir »), Oxford University Press.
Quelques phrases grappillées ici et là dans l'article jettent le doute. « Le bio est plus souvent synonyme de pauvreté et de problèmes sanitaires que l’inverse. Pis, son essor conduirait la planète à la catastrophe écologique ». L’idée du bio serait « copieusement survendue aux consommateurs ». Et le rédacteur d’appuyer ses affirmations sur un exemple type d’agriculture biologique, l’Afrique rurale : « Au sud du Sahara, les petits agriculteurs qui utilisent les engrais chimiques sont si rares que leur production est de facto biologique » et « le résultat n’a rien de réjouissant ». Par bonheur,la solution signée Paarlberg arrive : il faut « apprendre à goûter cette agriculture moderne, scientifique et à forte teneur en capital conçue en Occident », une agriculture basée sur des semences améliorées et les nouvelles technologies. Et les exemples de réussite tombent en pluie drue, en Amérique latine, en Inde et en Asie, continents transformés par les bienfaits de « la Révolution verte » fondée principalement sur l'intensification et l'utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendements. Et en Afrique ? « Si la région consacrait davantage de moyens à la technologie, à l’irrigation et aux routes, le profit en retomberait sur les petits paysans ».
Dans la deuxième partie de l’article, l’auteur désamorce l’épineuse question de la sécurité alimentaire en comparant toujours les progrès accomplis « grâce à l’introduction d’améliorations techniques à l’échelle industrielle » à l’Afrique et ses marchés en plein air, « 700 000 morts chaque année » pour conclure « l’agriculture biologique, c'est-à-dire sans engrais synthétiques azotés ni pesticides, n’est pas une réponse aux problèmes de santé publique et de sécurité alimentaire ». Affirmation appuyée par des organismes comme l’Americain Journal of Clinical Nutrition, la Mayo Clinic ou la Food and Drug Administration.
Décrire la suite n’apportera rien de plus à la démonstration. Constatons cependant que Le Printemps silencieux (Silent Spring) l’ouvrage de Rachel Carson, raison d’être de cette publication, ne sera cité qu'une seule fois aux trois-quarts de la démonstration, simplement pour permettre au rédacteur de rebondir en affirmant que, depuis la suppression du DTT aux méfaits dénoncés par la scientifique américaine, l’agriculture « n’a cessé de devenir plus verte » grâce à la « technique culturale simplifiée » et aux « techniques de précision ».
À cet instant, on en sait assez et l'on remet délicatement le magazine dans son rayon en le masquant bien derrière les autres, puis l’on file au bureau, en pleine déstabilisation, pour en avoir le cœur net comme si le doute pouvait subsister. Google interpellé associe de lui-même Robert Paarlberg et Monsanto. Cette occurrence nous apprend qu’il est « Membre du Conseil consultatif de biotechnologie au PDG de la société Monsanto Company » ( http://www.sourcewatch.org/index.php?title=Robert_Paarlberg). Quant à son ouvrage, il porte à controverse : « Food Politics: Que tout le monde doit savoir par Robert Paarlberg prétend prendre un regard honnête sur les grandes questions de pertinence concernant la production alimentaire dans le monde moderne, y compris les questions de pénurie alimentaire et de sécurité, la technologie agricole, l'agriculture, l'usine et les OGM. Mais quand il s'agit au fond des choses, livre Paarlberg du manque même les références de base à toute sorte de preuves concrètes où les lecteurs peuvent fait contrôler et de vérifier ses nombreuses revendications. »
La boucle semble bouclée. Que penser de l’honnêteté du magazine Books dans cette affaire ? S’est-on trompé d’ouvrage chez Books ? À moins que... J’arrête là. Chacun en pensera ce qu’il veut.
Moi, cette marmelade d’inepties me donne plutôt la nausée. Pour la faire passer, il me vient une envie de lire un bon livre, appuyé par des vrais arguments scientifiques, comme Le Printemps silencieux d’une certaine Rachel Carson publié en 1962 et réédité récemment.
Je livre ici, juste pour équilibrer le débat, la quatrième de couverture et le sommaire, ainsi que quelques liens

Résumé :
Premier ouvrage sur le scandale des pesticides, Printemps silencieux a entraîné l'interdiction du DDT aux Etats-Unis. Cette victoire historique d'un individu contre les lobbies de l'industrie chimique a déclenché au début des années 1960 la naissance du mouvement écologiste. Printemps silencieux est aussi l'essai d'une écologue et d'une vulgarisatrice hors pair. En étudiant l'impact des pesticides sur le monde vivant, du sol aux rivières, des plantes aux animaux, et jusqu'à l'ADN, ce livre constitue l'exposition limpide, abordable par tous, d'une vision écologique du monde. 50 ans après sa conception, on redécouvre Printemps silencieux au moment où l'on commence à s'intéresser, en France, à la philosophie de l'écologie. " Ce n'est pas moi, c'est Rachel Carson qui a inventé l'écologie profonde ", affirme en effet le philosophe norvégien Arne Naess. Vendu à plus de 2 000 000 d'exemplaires, traduit en 16 langues, Printemps silencieux n'est pas seulement un best-seller : c'est un monument de l'histoire culturelle et sociale du XXe siècle. Point de référence difficilement contournable de l'histoire de l'écologie, cet ouvrage fait partie de la bibliothèque de l'honnête homme.

Biographie:
Rachel Carson (1907-1964) est une biologiste marine qui s'illustra dans le Nature writing. Après plusieurs succès de librairie avec des ouvrages de vulgarisation scientifique sur le monde marin, elle est entrée dans l'histoire avec Printemps silencieux, qui conduisit à la création de l'Environmental Protection Agency (EPA). Carson a été saluée par le Time magazine comme " l'une des femmes les plus influentes du XXe siècle ".

Sommaire:
FABLE POUR DEMAIN - L'OBLIGATION DE SUBIR - ELIXIRS DE MORT - EAUX SUPERFICIELLES ET MER SOUTERRAINE - LE ROYAUME DU SOL - LE MANTEAU VERT DE LA TERRE - INUTILES HÉCATOMBES - ET NUL OISEAU NF CHANTE - RIVIÈRES DE MORT - INDISTINCTEMENT TOMBÉS DU CIEL

Et puis quelques éléments supplémentaires non douteux, avec en prime une intervention de Rachel Carson elle-même :
http://biosphere.ouvaton.org/index.php?option=com_content&view=article&id=120:1962-le-printemps-silencieux-de-rachel-carson-&catid=39:de-1500-a-1600&Itemid=86
http://www.frequenceterre.com/chroniques-environnement-181212-3345--Le-Printemps-silencieux-de-Rachel-Carson.html#
http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/ioc-oceans/about-us/special-events/the-legacy-of-rachel-carsons-silent-spring/

Et pour terminer cette réflexion d’Al Gore :
« Printemps silencieux est l’acte de naissance du mouvement écologiste. »
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Titre : PRINTEMPS SILENCIEUX
Auteur : Rachel CARSON
Traduction : Jean-François GAVRAND (1963) révisée par Baptiste LANASPEZE (Américain)
Éditeur Wildproject
Collection : Domaine sauvage
Première publication : 1962
Parution : 20 mai 2009
Format : 14X22cm
Nombre de pages : 283 pages
Prix : 20€
ISBN : 978.2.918490.00.5





vendredi 25 janvier 2013

Emmanuelle PAGANO – Un renard à mains nues



Au temps de sa sortie, l’ouvrage avait fait l’objet d’une envie de lire publiée chez Ed. En voici les termes : « Déjà lue et appréciée, Les adolescents troglodytes (2007), déjà entrevue au cours d’une lecture publique en 2009, Emmanuelle Pagano, petit bout de femme, sobre en apparence comme en écriture, tranquille dans sa détermination, touche-à-tout avec bonheur, vient sur le devant de la scène pour un nouveau titre « Un renard à mains nues » avec un double éloge de la part de Télérama et du Monde des Livres, la même semaine, excusez du peu. « Un recueil de « nouvelles », à condition de l’entendre au sens postal du terme… sans une once de gras, sans sécheresse non plus » (Marine Landrot, Télérama, 2 mai 2012, TTT). Trente-quatre nouvelles pour un « volume très particulier… au mitan d’une œuvre dont il trace la carte, les reliefs et les courbes. Dessinant à pointe fine de petits bouts du monde qui s’attachent l’un à l’autre imperceptiblement. Tout Pagano est là, dans une grande unité. » (Xavier Houssin, Le Monde des Livres, 4 mai 2012). Les textes des deux journalistes se répondent, se complètent, s’approchent à leur façon de l’ouvrage pour dire tout le bien qu’ils en pensent « C’est envoûtant de calme et de douceur étranges. C’est beau. Si simplement. » (MdL), « Une trentaine de petites histoires pour un grand roman. » (Tél.) À lire ! Tout simplement ! »
Huit mois plus tard, le livre d’Emmanuelle Pagano est disponible dans les rayons. Belle occasion de passer à l’acte pour une future note de lecture.
Dès le début, on est saisi par une vague impression d’être en pays connu, un pays familier déjà retourné jusqu’à ses moindres frissons, avec ses éoliennes, les routes de montagne, le lac glouton effacer de passé, le monde des chasseurs, l’inconnu appuyé à la rambarde, au même endroit, à la même heure, chaque jour. Nous sommes dans l’univers des adolescents troglodytes, un monde « des marges et ces marges tiennent les pages de mon histoire », où il suffit d’être pour être en marge, « Nous, nous n’étions pas attardées, ni maman, ni moi, nous ne sommes pas attardées, ni ma fille, ni moi, mais nous vivions, nous vivons sans voiture dans une petite ville, et cela suffit pour faire de drôles de rencontres, pour s’écarter des chemins habituels. » L’univers d’Emmanuelle Pagano est un tout. Ses livres comme des briques s’emboitent parfaitement pour constituer un œuvre qui se nourrit d’un pays et qui s’en fait le héraut sans tapage.
Selon les moments, Emmanuelle Pagano devient je, tu, lui ou elle, pour labourer en tous sens ce pays aux mailles lâches, laissé au bon vouloir de la lumière et du vent, et s’imprégner des subtiles fragrances qui en font la substance même. Et les « sens » utilisent les autocars, la voiture, le train… pratiquent l’autostop ou la marche à pied pour aller du nord au sud, du village à la ville, de la route au lac, de l’autobus à la rivière, de la chambre à la baignoire, d’hier à aujourd’hui ou de l’hiver au printemps. Les trente-quatre fils tirés dans ce volume se nouent, se dénouent, se croisent, se frôlent pour tisser un tableau en trois dimensions, un grand corps construit organe par organe dont on entend les pulsations lentes et qu’on pourrait presque dessiner. On est très loin de la simple accumulation de textes de certains recueils de nouvelles. On n’est pas vraiment dans le roman. On opterait plutôt pour un guide de voyage d’un nouveau genre, un voyage des sens, un voyage du sens qui nous mène au cœur de ces lieux de vie dégraissés des artifices à touristes, un voyage impossible pour le touriste lambda pour le réussir il faut vivre ici. Seul le livre permet cette forme de rencontre, dans une relation de connivence entre le lecteur et l’écrivain.
L’écriture d’Emmanuelle Pagano est en phase avec le sujet de ses ouvrages. Simple, elle s’offre sans fioritures. Parfois, elle s’étire pour donner au lecteur le temps de s’imprégner, en surplomb d’une rivière ou au fond d’un cerveau enfermé. À d’autres moments, elle file, ne s’embarrasse pas de détails quand c’est le mouvement qui prime. Cette variété des rythmes crée une dynamique propre à maintenir les sens du lecteur en éveil, aussi d’explorer le sujet sous différentes approches, avec tous les sens. Voilà un livre plein, un moellon de plus à l’œuvre, une étoile supplémentaire à l’univers d’Emmanuelle Pagano. Et le prochain ouvrage qui s’annonce pour l’automne, Nouons-nous (quelques extraits à cette adresse) continuera peut-être cette lente exploration de l’intime, jamais terminée, qui amène à la substance et qui fait l’œuvre, pour notre plus grand plaisir.

Liens :
- Blog d’Emmanuelle Pagano
- Nouons-nous, son prochain ouvrage
- Emmanuelle Pagano en vidéo

Classement: bibliothèque perso.


Titre : UN RENARD À MAINS NUES
Auteur : Emmanuelle PAGANO
Éditeur : P.O.L.
Format : 14X20,5 cm
Nombre de pages : 340 pages
Publication : avril 2012
Prix : 19,00€
ISBN : 978.2.8180.1624.4





mardi 22 janvier 2013

Yves VIOLLIER - La cabane à Satan

Un livre d’un autre temps (1982), en relatif bon état, retrouvé par hasard après vingt années de pourrissement dans un grenier humide. Un livre de début de carrière, alors que l’écrivain s’attaque à ses premiers romans. De cette époque entre débuts et consécration, Yves Viollier nous a laissé trois ouvrages, Retour à Malvoisine, La cabane à Satan et La Mariennée. Retour à Malvoisine a récemment été réédité en poche sous le titre La Malvoisine. La cabane à Satan n’a pas connu cette consécration. Introuvable en librairie comme sur internet, l’ouvrage n’existe guère que par quelques médiathèques. Peut-être était-il trop proche encore d’une réalité dont les relents ne sont pas effacés.
Il s’agit d’un Don Camillo rural dégraissé de toute trace comique, une guerre des boutons mortelle dont les protagonistes ne se remettront pas. Une guerre larvée, héritée des évènements de 1793, toujours prête à ressurgir quand les hommes d’influence sont des jusqu’au-boutistes capables de toutes les escalades au nom d’un Dieu – ou de son contraire – qui n’en demandait pas tant. Et l’on pourrait mettre facilement un nom, peut-être même des visages, dans de nombreux bourgs de la Vendée profonde, ravagée dans la première moitié des années 1900 par la dualité cathos et laïcs, public face à privé, tout est objet de rivalité ou de provocation. Communes divisées par des curés Cador ou des instituteurs Nouzille qu’on suit par tradition. Dans les villages comme la Féneraie, l’amitié n’a pas ces états d’âme. À tous les niveaux, adultes comme enfants, l’on travaille main dans la main. Quand il survient, le drame ne frappe pas toujours en premier lieu les plus impliqués. Voilà comment des existences basculent.
Cette tension entre les deux camps est fort bien plantée par un Yves Viollier qui, en accumulant en un même lieu un ramassis d’actes insensés, pour une montée en escalade vertigineuse, semble tirer vers la caricature. Pourtant, bien qu’ainsi poussée à l’extrême, la réalité était là et d’un bord à l’autre, en ces temps-là, on ne se parlait pas. Aujourd’hui, les cabanes à Satan ont été détruites, les Mulotins prêcheurs de mission ont disparu, le feu semble éteint mais le moindre coup de vent ranime les flammèches et l’on défile encore pour des causes qui s’en rapprochent. L’actualité récente fourmille, mariage pour tous ou autres. Des affrontements de ce type poussent toujours à d’autres processions dans la rue, les causes sont proches et les dérives jamais très loin. Sans parler des événements qui secouent certains pays d’obédience musulmane, comme l’Égypte ou la Tunisie, avec les conséquences que l’on sait.
Voilà donc un bon ouvrage, pourtant il est voué aux oubliettes. On peut le regretter car La cabane à Satan reflète à la perfection l’état d’esprit qui a pu régner durant une époque dans les campagnes vendéennes. Et le sujet qu’il porte dépasse de loin le territoire qu’il mettait en œuvre. Et autant que d’autres ouvrages du même auteur, le livre illustrait parfaitement la Nouvelle École de Brive dont se réclame l’écrivain. Alors pourquoi cet effacement ?
On peut trouver au moins deux raisons à cela. Le style adopté par l’auteur très proche du parler local, utilisant en abondance tournures et expressions familières, « les bêtes rentrées dans les têts », « on fait racasser les bidons de lait », « ce faux air bonhomme, qu’il savait matelassé dans une gravelle de pierre », « elle avait croisé les deux bras sous les bourses de la poitrine ». Ce choix a eu pour conséquence d’ancrer l’histoire à son terroir et de renforcer, si besoin en était, la dramatique des évènements. Le cas de La Malvoisine est éclairant : pour sa réédition en poche, Yves Viollier a légèrement retouché le texte initial. Débarrassé du patois local et de quelques métaphores, le texte a perdu cette gangue de terre locale qui le rendait un peu pataud, sans pour autant perdre une once de sa puissance. Ainsi allégé, le texte gagnait une lisibilité et une dimension universelle, cela valait bien une deuxième vie, non ? Sujette à l’embonpoint,  La cabane à Satan aussi méritait l’allégement.
Le deuxième point confirme le premier. Le recul nécessaire n’a pas été suffisant pour donner à l’ouvrage la dimension du roman. Le choix de patronymes et de lieux connus, la narration de faits encore récents, donc pas oubliés, ont plombé l’ouvrage. Le roman n’a pas décollé, on est resté dans le récit avec toutes les conséquences que cela a pu entraîner. À rester trop près du feu, l’écrivain s’est brûlé les doigts. De là à craindre l’eau froide, on peut comprendre le chat Viollier échaudé. La distance, c’est le dilemme de tout écrivain.
La soupe mijotée par les écrivains aguerris sait éviter ce genre de piège. Avec un autre risque : que la prise de distance éloigne tant que le plat s’affadisse et devienne insipide.
La cabane à Satan n’avait pas ce problème. Le moins est de le reconnaître, c’est un réel atout de cet ouvrage qui permet, si le lecteur peut prendre lui-même la bonne distance, de le classer, malgré ses imperfections, parmi les bons livres de société, pas si loin que cela du Thérèse Desqueyroux du chevronné Mauriac. Dans un autre registre, bien sûr !

Classement: bibliothèque perso.


Titre : LA CABANE À SATAN
Auteur : Yves VIOLLIER
Éditeur : éditions universitaires
Format : 15X24cm
Nombre de pages : 192 pages
Publication : 1-1-1982
Prix :
ISBN : 978-2-7113-0261-1




mercredi 9 janvier 2013

Sylvain TESSON - Dans les forêts de Sibérie



Titre : DANS LES FORÊTS DE SIBÉRIE
Auteurs : Sylvain TESSON
Editeur : Gallimard
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 268 pages
Parution : 2011
Prix : 17,90F
ISBN : 978-2-07-012925-6
Récompense: Prix Médicis Essai 2011





« Je m’étais promis avant mes quarante ans de vivre en ermite au fond des bois ». Sylvain Tesson l’a fait, au bord du lac Baïkal, pendant deux saisons, de février à juillet 2010. Il nous livre ici son journal, ouvrage récompensé par le Prix Médicis Essai 2011.
Quiconque a lu et apprécié Vassili Golovanov et son Éloge des voyages insensés ne pouvait que se réjouir de retrouver dans un nouvel ouvrage les grands espaces de Russie. Là s’arrête la comparaison : entre l’ermite du Baïkal et l’explorateur jusqu’au-boutiste de Kolgouev, l’île perdue de la mer de Barents, il y a une Sibérie. Hormis les conditions atmosphériques, les contraintes de l’explorateur, homme de mouvement luttant à mains nues contre le terrain et les éléments, n’ont rien à voir avec celles du solitaire tapi derrière la vitre de son isba, dont le premier ennemi est lui-même. Ce qui le guette : l’inaction, un miroir à deux faces qui peut aussi bien le conduire à l’ennui mortel comme à la plongée au plus profond de soi pour en faire un autre homme à la sortie.
Le texte de Sylvain Tesson laisse à penser qu’il n’a pas vraiment atteint dans le dépouillement le remue-ménage qui vous grandit. Le voulait-il vraiment d’ailleurs ? Ce n’est pas certain. Le contrat à durée déterminé (six mois) qu’il s’était fixé laissait miroiter à tout instant le retour vers les délices du monde civilisé. Et le bagage de départ n’avait point la légèreté de ce qu’on peut mettre sur un traîneau à chiens : outre le matériel de survie et les vivres pour six mois, de la vodka (à volonté), cigares et cigarillos, appareils électroniques et une bibliothèque comptant quand même soixante-sept ouvrages, ce qui nous place assez loin du dénuement du trappeur de base. Ermite, oui, mais en quatre étoiles. Pas si solitaire que ça puisqu’on vient de temps en temps en voisin partager une cuite et vice-versa.
Dans la douce chaleur de la cabane où rien ne semble manquer, les sensations s’atténuent et le voyage intérieur n’était pas garanti. Certes, Sylvain Tesson nous a livré un excellent travail de journaliste, à l’image de Florence Aubenas, la chômeuse du Quai de Ouistreham. Il relate, décrit, met en scène, donne à voir mais nous transmet rarement l’émotion qu’il faudrait pour que nous frissonnions avec lui à -22°C. À aucun moment, on atteint la dramatique du Golovanov épuisé nous délivrant avec moult détails les quatre étapes du « je n’en peux plus » quand, à bout de forces, « il n’y a plus de conscience, à moins que l’on tienne pour telle la pensée que crever sur-le-champ serait le comble de la béatitude ».
Le regard de l’ermite a été celui d’un observateur, froid à l’image des températures supportées, même quand il en était le sujet. « En ermitage, la dépense d’énergie physique est intense. (…) plus l’on se passe du service des machines et plus les muscles gonflent, le corps durcit, la peau se cartonne et le visage se cuirasse. L’énergie se redistribue. » L’auteur décortique, étaye son analyse de ses lectures, livre ses marques de vodka préférées, accomplit des exploits physiques, trente kilomètres en six heures sur les glaces du Baïkal (en deux lignes), se montre sans se livrer ce qui finit par laisser le lecteur indifférent, pas concerné. Le seul vrai couac de l’expérience sera un drame personnel, en aucune façon lié à sa condition d’ermite.
Sans remettre en cause le talent de Sylvain Tesson, qui est réel puisqu’il a décroché un prix convoité, il faut son expérience d’ermite et le rendu qu’il en tire paraissent en demi-teinte. On comprend un peu mieux pourquoi en lisant ces lignes : « j’apprends par le téléphone satellite, miraculeusement réactivé, que l’enfant de ma sœur est né. Ce soir, je boirai à sa santé et verserai un verre de vodka sur la terre … », lignes qui soulève cette question : le téléphone satellite et l’alcool étaient-ils les meilleurs confidents de l’ermite Tesson ?

lundi 7 janvier 2013

Lyonel TROUILLOT et Louis-Philippe DALEMBERT - Haïti une traversée littéraire




Titre : HAÏTI UNE TRAVERSÉE LITTÉRAIRE
Auteurs : Louis-Philippe DALEMBERT et Lyonel TROUILLOT
Editeur : Presses nationales d’Haïti, Culturesfrance et Éditions Philippe Rey
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 176 pages
Parution : 2010
Prix : 19,00F
ISBN : 978-2-84876-153-4







Lyonel Trouillot ! Louis-Philippe Dalembert ! Des patronymes découverts, il y a peu, dans les écrits de Dany Laferrière. Si le titre de l’ouvrage, Haïti, une traversée littéraire, n’était si parlant, il est probable que peu de lecteurs auraient pu mettre un pays sur ces noms.
On se souvient peut-être des musiciens cubains du Buena Vista Social Club restés au pays et tirés de l’anonymat par Wim Wenders en 1999 pour un succès planétaire, après une vie de misère à cirer des chaussures ou guère mieux. C’est un peu la même aventure qui se vit aujourd’hui à Haïti, l’île de la débrouille où tout se fait à partir de rien, sinon courage et fierté. Quelles belles choses on peut faire avec rien. Il faut une bonne dose de caractère pour supporter les coups de tabac de toutes sortes, tontons macoutes, cyclones, tempêtes tropicales, tremblements de terre qui déferlent sur le pays et le mettent à sac. Certains partent comme Louis-Philippe Dalembert, mais d’autres comme Lyonel Trouillot choisissent envers et contre tout de rester, de travailler de l’intérieur, dans ce pays qui n’en finit pas de se relever.
Que ce soit dedans ou dehors, cette bande d’écrivains (le mot n’est pas trop fort car leur vie est vouée à la littérature et aux arts) écrit de la poésie, loin d’être considérée ici comme un genre mineur, « Étranger qui marches dans ma ville/souviens-toi que la terre que tu foules/est terre du Poète/et la plus noble et la plus belle/puisqu’avant tout c’est ma terre natale… », mais aussi des romans ou du théâtre qu’ils publient à compte d’auteur en investissent dans les étagères, « en Haïti, si tu veux être écrivain, commence par construire des étagères… pour stocker les invendus », dit René Philoctète, le poète. Bien que le manque d’éditeurs soit flagrant, l’écrivain haïtien ne transige pas devant son texte et tient avant tout à sa liberté. En 1970, le même Philoctète remarqué par un grand éditeur français refuse d’apporter des modifications à son texte, quitte à le publier « bien des années plus tard, en Haïti à compte d’auteur ». Et des œuvres à compte d’auteur, il n’en manque pas, signées par Carl Brossard, Frankétienne, Yanick Jean, Roger Dorsinville, Clément Magloire-Saint-Aude, liste non exhaustive.
Le violent séisme du 12 janvier 2010 n’a pas, loin de là, asséché la fièvre créatrice : dès le lendemain de la catastrophe, les peintres se mettaient au travail et exposaient devant les ruines de leur atelier. Les écrivains, aussi, se sont mobilisés pour aider à leur façon le pays à se relever. Telle est l’intention de ce livre CD, Haïti, une traversée littéraire, vendu au profit d’ONG haïtiennes et édité conjointement par les Presses nationales d’Haïti, Culturesfrance éditions et Philippe Rey, montrer par un large balayage la grande diversité et l’extraordinaire richesse littéraire de ce pays peu épargné par l’histoire et les éléments. Quand tout est par terre, il te reste la culture. Par son immatérialité, elle survit aux épreuves, esquive les dictateurs, dépasse les frontières et relève l’espérance quand elle pourrait flancher.
La première partie de l’ouvrage, abondamment illustrée de textes et clichés d’auteurs, dresse l’état des lieux de la littérature haïtienne sous forme de questions (courtes), réponses (développées en quelques pages).
Née peu après la déclaration d’indépendance de 1804, cette littérature fait largement référence à l’Histoire politique et sociale du pays et les sujets ne manquent pas, qu’on en juge : « la longue et sanglante lutte pour l’indépendance », « l’occupation américaine et la résistance des maquisards paysans, les « Cacos » », « le génocide d’environ vingt mille travailleurs haïtiens en 1937 », « la dictature des Duvalier père et fils, de 1957 à 1986 », l’épisode Jean-Bertrand Aristide…
Outre l’importance des revues, cercles et mouvements, du compte d’auteur et de la poésie, déjà évoqués plus haut, les deux auteurs s’attardent sur la place des femmes longtemps éclipsée par les maternités et les tâches ménagères. Après quelques pionnières, les choses bougent dans la deuxième moitié du XXe siècle et la femme, mère aimante ou amante initiatrice, « poteau-mitan » de la société haïtienne, s’immisce désormais dans le champ littéraire de l’île. Si la parité est loin d’être au rendez-vous, « les choses ont changé depuis les premiers combats féministes d’Ida Faubert, de Cléante Desgraves Valcin et d’Annie Desroy… »
Dualité des langues aussi quand l’histoire héritée s’écrit en français alors que le créole est parlé. Après le français académique, puis une phase en créole, la littérature haïtienne a trouvé sa voie en s’affichant bilingue car « l’ennui serait qu’on veuille qu’il n’y ait qu’une langue, qu’elle serve à asseoir le pouvoir d’une catégorie sociale sur une autre, qu’elle devienne une langue d’exclusion ». Sous les mots pointe une grande sagesse qu’on aimerait bien trouver ailleurs. Une sagesse retrouvée dans la façon dont la littérature de l’île a résolu le problème dedans/dehors par l’intégration de la diaspora dans sa propre littérature. Analyse du champ littéraire complète donc, agréable à lire de surcroit, par nos deux auteurs de l’ouvrage.
La deuxième partie du livre s’ouvre sur une anthologie nécessairement réduite mais délicieuse et nécessaire car elle traduit dans les mots ce qui est écrit plus haut.
Voici un ouvrage de référence qui donne d’Haïti, une image bien différente de celle du « pays maudit » auxquels certains esprits expéditifs (et sans doute mal informés) voudraient nous faire croire. De coup de tabac en coup du sort, Haïti, premier pays indépendant à majorité noire s’est forgée en deux siècles une âme forte, à défaut d’une économie solide, mais pourrait bien donner à d’autres une leçon en français si par hasard un coup de grisou économique devait un jour emporter quelques démocraties donneuses de leçon.

vendredi 4 janvier 2013

Maylis de KERANGAL – Corniche Kennedy



Titre : CORNICHE KENNEDY
Auteur : Maylis de KERANGAL
Éditeur : Verticales
Format : 14X20,5 cm
Parution : septembre 2008
Nombre de pages : 178 pages
Prix : 15,50€
ISBN : 978.2.07.012219.6




De son ancienne activité d’éditrice de guide touristique, Maylis de Kerangal a acquis l’art de décrire les lieux et d’en retracer l’atmosphère. Et cela éclate dès les premières pages par la présentation de cette corniche marseillaise qui « épouse », « ceinture » la ville, « zone de contact et non de frontière, puisqu’on la sait poreuse ». Sous le pont, il y a « la Plate », lieu de rassemblement des « petits cons de la corniche. La bande. On ne sait pas les nommer autrement. Leur corps est incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c’est un seul et même âge, celui de la conquête ». La plate-forme, lieu exposé aux regards derrière le rideau d’une chambre d’adolescente ou de la terrasse du flic, les yeux plantés dans les jumelles. La Plate, lieu de défis, des petits cons aux beaux quartiers, de l’adolescente bourge à la bande, de la bande au commissaire Sylvestre, du commissaire aux trafiquants. Jeux de rôle ponctués de jeux de tremplin. Là se trouve l’intérêt de cette côte rocheuse, une enfilade de plongeoirs naturels, du Cap des débutants, trois petits mètres juste pour jouer au Face To Face, celui de tous les dangers avec ses douze mètres. Jeu d’escarmouches pour un dernier pied-de-nez des ados et un final feu d’artifice.
Après les kayaks de « Dans les rapides », l’ouvrage précédent, Maylis de Kerangal nous tisse une nouvelle histoire d’adolescents où l’eau frontière est devenue élément d’affirmation de la personnalité, théâtre de l’affrontement, lieu du rêve à l’état pur, car débarrassé des contraintes. Comme « Dans les rapides », l’écrivain excelle dans ce registre par la finesse de l’observation d’une tranche d’âge difficile à cerner. Et le chat flic qui gronde au loin et s’émeut devant ces souris qui dansent au loin ne peut s’empêcher de jeter un regard humide sur « ces petits cons de la corniche ». Et le lecteur aussi car Maylis de Kerangal sait bien exprimer cela dans une histoire qui court sur le papier sans la moindre pause. Les mots sonnent juste, les métaphores sont vivifiantes, l’intrigue saute de pierre en pierre, en phrases courtes, avec la vivacité d’un torrent dans la pente. Voilà que le vertige nous prend devant ce vide impressionnant, en contrebas du Face To Face, « face au monde (primo), face à soi (deuxio), et face à la mort (tertio), arghhhh la môôôrt ! » Et nous, lecteurs, où en sommes-nous sur notre « promontoire des duels, celui où cogne le soleil des westerns, celui de l’épate et du grand jeu » ?

jeudi 3 janvier 2013

Jean-Pierre GEORGES – Dizains Disette



Titre : DIZAINS DISETTE
Auteur : Jean-Pierre GEORGES
Éditeur : le dé bleu
Parution : 1987
Nombre de pages : 128 pages
Format : 150X190mm
Prix : 69 francs
ISBN : 2.900768.63.2




Le frisson précédant l’ébullition contient la substance active du poème. De ce fil ténu entre la mièvrerie et l’hermétique dépendra l’effet produit. Encore faudra-t-il que le lecteur puisse se glisser dans le chas de l’aiguille pour le faire sien. Le retour au poème est un temps de pause nécessaire pour d’un coup de soufflette se débarrasser de l’encrassement des neurones. Invité du jour : Jean-Pierre Georges.
Une forme d’écriture brève puisque le poète Georges s’exprime en dizains, dix vers pas un de plus, une « métrique relâchée » où l’égalité dans la longueur semble la norme. Cela donne un pavé quadrangulaire propre à conditionner le lecteur.
Quand il se fait rare, le mot bien choisi peut titiller les papilles de la substance grise pour un effet flash saisissant. Le dizain peut être de ceux-là.
Le dizain peut aussi se faire long quand les lignes s’allongent sur un matériau furtif sans aspérité à saisir. « Ce matin-là, quelques phrases abouties/ne firent pas un poème. Le vent/fit tomber dans la cour le petit arrosoir… ».
Certains textes du Jean-Pierre Georges ont tendance à s’étirer et peinent à grandir tant ils naissent de petits riens, conversation de météo, de retraités achetant leur pain, etc. Sa poésie se nourrit du temps. Temps souvent gris où la pluie est très présente, pluie « tellement maternelle qu’elle / étouffe ce qu’elle serre », « les averses passées craquantes et chaudes », « plus tout ce qui remonte en mémoire / toutes heureusement la pluie m’est un doux frottis », « l’embrun ne gifle que la mémoire ». Une grisaille persistante même si elle s’efface d’un rien : « La route a séché. Petits nuages / gris-blancs d’après la pluie. Soleil. / Brusque sensation / d’être à deux pas de la mer / dans une matinée très ancienne… » L’effet est bref : « Douleur incomparable, focalisation / pulvérisation ; en plein cœur reçu / l’éclat minuscule – peu propre / à me tuer – mais pire : annihilant / toute velléité d’existence. »
Cette poésie de l’intime faite de langueur et d’ennui, glisse, ricoche, sautille, parfois s’enfuit, rafraîchit comme une pluie contrôlée juste pour sublimer le néant menaçant. Le « malheureux, qu’as-tu fait » osant ouvrir « le livre interdit » prend-il le risque que « le poème se développe comme une petite tumeur » ? Peut-être pas, mais sans doute y trouvera-t-il, dans l’ennui de ses jours, la petite bruine rafraîchissante ou le rayon de soleil ou le jeu de mots bondissant propres à « porter son regard aussi ostensiblement / qu’un carton à gâteau. »
Ce poète de 33 ans au moment des faits faisant son discret en produisant peu, il me vient l’envie de relire la dernière parabole de ce prophète, L’éphémère dure toujours (Tarabuste 2010) juste pour savoir comment a été traversé vingt-cinq ans plus tard le long calvaire de l’ennui.

mercredi 2 janvier 2013

Annie ERNAUX – La place



Titre : LA PLACE
Auteur : Annie ERNAUX
Éditeur : Folio – Gallimard
Publication : 1983
Nombre de pages : 114 pages
Format : 11X18cm
Prix : 4,80€
ISBN : 978.2.07.037722.0
Récompense : Prix Renaudot 1984





À l’image d’Albert Cohen (Le livre de ma mère) ou plus récemment d’Yves Simon (Un homme ordinaire), les écrivains sont légion à évoquer dans leurs écrits l‘un ou l’autre de leurs parents. Toutes aussi nombreuses sont les raisons de coucher l’ascendant direct sur le papier : admiration sans bornes, haine tenace, accomplissement du temps de deuil par l’écriture, conversation post-mortem, hommage posthume et bien d’autres encore.
Annie Ernaux s’y est mise en 1983, quelques mois après la disparition de son père. Décision prise dans le train du retour alors qu’elle essaie d’amuser son fils « pour qu’il se tienne tranquille, les voyageurs de première n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent ». Elle fait alors ce constat terrible « je suis une bourgeoise » et « il est trop tard ». Vient quelque temps plus tard le besoin, « il faudra que j’explique cela », « cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi », « une distance de classe », « comme de l’amour séparé ». À la page 23, tout est dit, l’urgence par le texte de combler le fossé entre le père et sa fille.
La tentative de roman avorte, « sensation de dégoût au milieu du récit ». « Le roman est impossible », « je n’ai pas le droit de prendre le parti de l’art », changement de cap, « je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père ». Quant au style, « l’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents ». Les choses sont claires, le lecteur est averti, on commence aux origines pour une boucle qui se terminera à la page 24 dans le train du retour. Un livre limpide au style simplissime, paragraphes courts où la fille évoque à petites touches le père sans fioriture aucune. Un livre magnifique salué à bon escient par le prix Renaudot l’année suivante.
L’intellectuelle devenue « bourgeoise » s’est mise à la hauteur de l’humble père conscient d’être issu de rien, hissant sa vie à force de travail, heureux d’avoir ainsi vaincu l’adversité, travaillant jusqu’à la dernière minute et surtout fier de la réussite de sa fille, incarnant pour lui dans le changement de caste un summum de la réussite, lui-même s’étant « résigné à ce que son commerce ne soit qu’une survivance qui disparaîtrait avec lui ».
Livre aussi du regret pour l’écrivaine, celui de l’hésitation à redescendre du piédestal, une certaine gêne à affronter la modestie de ses origines. Proximité relâchée, besoin d’inviter des copines, les efforts maladroits du père « bonjour, monsieur, comment ça va-ti ? », l’étudiant de sciences politiques qu’on amène à la maison, la cravate du père, le mariage. « Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin ». Les retours solitaires à la maison « j’y allais seule, taisant les véritables raisons de l’indifférence de leur gendre … comment aurait-il pu (le gendre) se plaire en compagnie de braves gens, dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle ».
Les derniers jours passés au chevet du père, puis ceux qui ont suivi, ont fait surgir l’évidence de la fracture, une fracture personnelle qui est celle d’Annie Ernaux, qu’elle reconnait et assume avec une vraie humilité. Admirable. Mais le livre va plus loin. Bien qu’elle ne l’évoque jamais, l’histoire de l’auteur pourrait ramener le lecteur à son propre vécu, à la façon dont lui-même gère, va gérer ou a géré sa/ses fracture(s) générationnelle(s).