vendredi 28 décembre 2012

Elfriede JELINEK – Winterreise



Titre : WINTERREISE
Auteur : Elfriede JELINEK
Traduction de l’allemand (Autriche) : Sophie Andrée Herr
Éditeur : Seuil
Format : 14X20,5cm
Parution : avril 2012 (traduction française)
Prix : 17,50€
ISBN : 978.2.02.104942.8





Lors de la sortie, les commentaires n’étaient pas tendres pour Elfriede Jelinek. Malgré cela, le souvenir de La Pianiste, livre et film, était encore présent et l’envie de lire avait été décrétée. Six mois plus tard, disponibilité dans les rayons. Passage à l’acte avec l’espoir de n’avoir pas à le regretter.
Jelinek avait habitué le lecteur aux situations en vase clos où elle s’ingénie à tirer les ficelles, dans une langue aride jamais facile mais souvent juste. Un palier supplémentaire, voire plus, est demandé au lecteur, une sorte de divagation hermétique à ingurgiter comme une tisane amère, quelques effluves surnagent sans qu’on soit certain de ce que l’on avale. L’auteur travaille pour elle, déversant une sorte de venin à huit niveaux dont certains resteront obscurs. Les doigts accrochés à l’ouvrage pour l’empêcher de tomber des mains, l’on avance page par page sans plaisir à condition de capter, sinon on rame à glisser d’un mot à l’autre. Un texte imbuvable de qualité très inégale, où chaque mot semble pesé pour être à sa place, répété jusqu’à asséner, une divagation réfléchie et profonde, où Jelinek déverse une sorte de mal-être, une rancœur haineuse où peu trouve de choses grâce au regard de ce Don Quichotte de l’écriture, grand redresseur de l’existence. Même si le dégoût n’est pas loin, au bord de dans l’horreur l’abandon n’a pas lieu car les brisures intérieures de Jelinek touchent le lecteur dans sa propre personne, le lecteur encaisse ses défaillances, un peu plus loin il devient à son tour accusateur, sans pour autant jubiler tant on se traîne dans la boue.
De cet ouvrage, qui en vient à bout sort perplexe, animé de deux sentiments antagoniques. Impression première d’avoir assisté à une longue thérapie par l’écriture sans pour cela aboutir à la guérison à la fin du livre. Ou le mal était autre ou sous l’acide des mots, il y avait un autre message, celui d’une écriture dépouillée de toute la mauvaise graisse qui peut fausser la parole. Jelinek a suffisamment vécu, bataillé et reçu pour ne rien attendre des conventions de l’écriture. Alors elle explore, épure, un peu à l’image de Picasso pressé de produire, de dire, sans s’embarrasser de détails. On est dans la même démarche dans cette pièce à huit actes, sans didascalies, aux personnages mal définis, sujets à de multiples interprétations, genre d’hyper-écriture (par analogie à l’hypertexte), self service du texte où chacun choisira ses ingrédients pour composer sa propre partition. On est bien loin des sentiers battus de l’écrit et l’on comprendra que cela puisse déranger, même les lecteurs les plus ouverts. On est loin de la lecture plaisir mais la lecture ne doit-elle être que plaisir ? La musique contemporaine est-elle toujours agréable à l’oreille ? De sa propre planète, la musicienne Jelinek lance des satellites vers la galaxie internet pour découvrir d’autres formes de vie et ce type d’exploration est suffisamment exceptionnel pour être remarqué.
Au-delà de l’expérience que dit l’ouvrage ?
Winterreise, voyage d’hiver, est à l’origine un recueil de vingt-quatre poèmes écrits par le poète allemand Wilhelm Müller. Ceux-ci ont été mis en musique en 1827 par Schubert. Elfriede Jelinek reprend le motif de certains lieds : la neige, la vielle, le fleuve qu’elle imbrique dans son univers intime, évoquant ainsi les douleurs affectives subies, la mère destructrice, le père chez les fous, la solitude amoureuse, le temps qui passe et ne revient pas. Elle s’attaque durement aux dérives de la société, l’argent destructeur camouflé sous les robes de la fiancée, l’enfant (Natacha Kampusch) retenue et revenue à l’air libre, jalousée parce que devenue médiatique, « qui la demande ? Bien trop nombreux, ceux qui toujours la demandent. Qui donc nous demande ? Pas assez nombreux, ceux qui nous demandent ? Exact », le pays autrichien entièrement voué au ski, « nous, les humains de souche, on nous a déboisés pour nos pistes de ski. On a repoussé, et alors on nous a de nouveau déboisés ». Les mots semblent couler, bruts, en direct de la pensée. Avec le recul, le tableau est plus sophistiqué qu’il n’y parait et l’ensemble est terriblement efficace, percutant, cassant pour celui à qui il s’adresse, révélant Elfriede Jelinek comme une artiste de l’assemblage des mots pixels. Mais à trop ressasser, cela tend au bavardage. Et cela devient lassant à terme. L’on aimerait, ne serait-ce que pour respirer quelques minutes, que la tension se relâche un moment. Cela fait-il partie de l’univers du Prix Nobel ? C’est une autre affaire.

Des liens pour compléter:
- Magazine Littéraire.
- Le strass de la philosophie : 15 jan 2013 - Wintereise 

Restoroute-Animaux d'Elfriede JELINEK

Envie de lire - Semaine 15

Ouvrage utilisé :

Source : LE MONDE 13 avril 2012, cahier « le Monde des Livres » Critiques p 5, Christine Lecerf
TÉLÉRAMA n°3248 11 avril 2012, Rubrique Livres page 63, Fabienne Pascaud

Titre: RESTOROUTE-ANIMAUX
Auteur: Elfriede JELINEK
Editeur: Verdier
Nombre de pages: 160
Prix: 16,50€


Beaucoup d’hésitation avant de sélectionner un ouvrage d’Elfriede Jelinek dans les publications de la semaine, car la critique n’est pas tendre à son égard. Télérama (Fabienne Pascaud) ne lui attribue qu’un T (on aime un peu) pour chacun de ses titres, Winterreise et Restoroute-Animaux, une notation bien pâle en regard des autres ouvrages analysés dans l’hebdomadaire. Christine Lecerf du Monde des Livres n’est guère plus engageante face à Winterreise, sa dernière pièce, « un monologue pour la scène. Un théâtre de glace ». Un théâtre de glace dans tous les sens du terme, où l’histoire personnelle de l’auteur rejoint le destin de Natacha Kampusch sur une scène pentue et de glace elle-aussi. L’extrait publié par le Monde est assez touffu pour qu’on imagine l’ennui à venir, à moins que la sécheresse du texte soit compensée par la musicalité chère à l’auteur.
Pourquoi, malgré cela, ce drôle de choix ? Parce que c’est Elfriede Jelinek, Prix Nobel de Littérature 2004 et qu’un prix Nobel ne se décroche pas au hasard. Le texte de La Pianiste est de haute qualité et rien ne laisse à penser que ce soit l’exception. Qualité de l’écriture donc, « harmonie d’une langue qui se fiche comme d’habitude de toute séduction, qui creuse la signification du mot comme sa sonorité, qui joue du rythme de la phrase comme des associations d’idées, des amalgames de clichés, des télescopages de citations » (Monde des Livres).
Et puis, il s’agit d’une pièce de théâtre. Même, « sans personnage ni dialogues ni didascalies » le théâtre est si rare dans la presse littéraire que cela mérite d’être souligné.
Enfin il y a le souvenir de La Pianiste, porté à l’écran de manière magistrale, récompensé à Cannes, trois acteurs primés (Isabelle Huppert, Benoit Magimel et l’immense et regrettée Annie Girardot). Le livre est de même facture, dur, difficile mais si abouti dans les difficiles rapports entre mère et fille et les dérives de la musicienne n’ayant atteint que le statut modeste de professeur de piano.
Enfin, il y a le rapport singulier de l’auteur au papier, disons plutôt l’absence de rapport avec le papier, puisque Elfriede Jelinek publie désormais sur internet (en langue allemande, quel dommage), presque en temps réel, des œuvres offertes au lecteur lambda, dont elle dispose à sa guise, qu’elle peut retoucher et même faire disparaître si bon lui semble. Un circuit court entre producteur et consommateur bien sympathique.
Le théâtre constitue l’exception dans l’œuvre récente de l’écrivaine autrichienne, statut particulier qui fait d’un texte mis en scène un texte public, officiel, donc figé. Traduite en langue française, publiée par de belles maisons d’édition (Seuil et Verdier), ces trois pièces donnent l’occasion de relire du Jelinek à défaut d’apprendre la langue allemande.

Pour en savoir plus, lire la note de lecture de Winterreise

jeudi 27 décembre 2012

Emmanuel HOCQUARD, Une grammaire de Tanger



Titre : UNE GRAMMAIRE DE TANGER
Auteur : Emmanuel HOCQUARD
Éditeur : cipM (Centre International de Poésie de Marseille)
Collection : ‘‘ Le Refuge de Méditerranée ’’
Format :15X21cm
Nombre de pages : 40 pages
Prix : 10€
ISBN : 978-2-909097-68-8






Quelle étincelle peut provoquer la rencontre entre le futur lecteur et l’auteur. Cela tient à peu de choses. Dans l’étalage des rayons, un ouvrage effacé, couverture sans illustrations, petits caractères, incapable de faire le poids face aux couvertures rutilantes qui le cernent. Un mot comme un flash : GRAMMAIRE. Interrogation ? Que peut apporter de neuf Une grammaire de Tanger face à la grammaire traditionnelle, sèche, disciplinaire, presque militaire sur laquelle on a ahané au temps des apprentissages. La curiosité pousse à prendre le livre en main pour en découvrir quelques extraits. Le texte parle. La proie est dans l’épuisette. La portée du livre ne se mesure pas à la longueur. Devant nous, une grammaire de trente pages tout au plus, mais c’est du lourd, de la densité du plomb. L’ouvrage doit la vie à une résidence d’écriture à Tanger, là même où Emmanuel Hocquard fut écolier, puis lycéen, du temps où « la ville était sous statut international, entre 1945 et 1956. » La grammaire de Tanger n’est pas celle que l’on connaît, complexe avec ses noms, verbes, adjectifs, pronoms ou adverbes, ses accords tarabiscotés, ses conjugaisons bourrées de pièges, son fourmillement d’exceptions qui confirment les règles. Celle-ci, déclinée sur une vie, est un cheminement qui conduit à l’écriture poétique.
Ce long parcours s'est appuyé sur trois piliers : un apprentissage difficile de la lecture, dans des manuels d’une autre époque, dans « une ville ne venait qu’au troisième rang des langues véhiculaires, après l’arabe et l’espagnol », décalage profond apte à conduire à l’abstraction. Et le déclic se produit face à une phrase irréelle « La maison forestière est comme noyée dans cet océan où seules la cour et le jardin font un grand carré clair. » Conséquence directe : l’écriture d’un premier poème à six ans.
Le problème de la phrase est que, si elle « permet de dire ou d’écrire ce que nous disons et écrivons comme ça, elle empêche aussi (ou ne permet pas) de dire ou d’écrire autrement que comme ça. C’est dans ce sens que Roland Barthès a pu écrire que “la langue est fasciste” ». Dans une démonstration percutante, Emmanuel Hocquard utilise les services d’un archéologue, Montalban pour l’occasion, d’un horloger dérangé et d’un projectionniste ivre pour arriver cette conclusion que si « un langage déréglé est un langage dépourvu de sens, cela revient à simplement à reconnaître que le sens n’est pas dans les mots mais dans les règles » et d’affirmer « faire bouger les règles du langage … est l’enjeu de toute littérature ».
À la narration, représentation linéaire des causes et faits, on peut comparer le récit où les « propositions se suivent sans pour autant s’enchainer de manière discursive. » dont « les évènements sont les éléments d’une construction ». Et l’écrivain de terminer son argumentaire par un bloc prose de neuf phrases courtes, « aucune ligne discursive ne relie ces neuf propositions » dont il tire une chute du plus bel effet : « Ici l’énoncé n’est pas une représentation. Il n’explique rien, rien ne l’explique. Il est là “comme notre vie”.» Quand on saura que l’auteur de la page est Claude Royet-Journoud, « considéré comme un poète », on vient de toucher là la substance même de la poésie. Trente pages ont suffi !

jeudi 20 décembre 2012

Gonçalo M. TAVARES : Apprendre à prier à l’ère de la technique



Titre : APPRENDRE À PRIER À L’ÈRE DE LA TECHNIQUE
Auteur : Gonçalo M. TAVARES
Editeur : Viviane Hamy
Format : 13X21cm
Nombre de pages : 368 pages
Parution : septembre 2010
Prix : 22,00€
ISBN : 9-7828785-83243






Il y a quelque chose de Milan Kudera dans cet ouvrage, cette même façon de s’adresser au lecteur de le prendre à témoin, de s’exprimer en chapitres courts excédant rarement deux pages, mais surtout de tenter d’expliquer par une analyse minutieuse les faits et gestes des personnages. La même lenteur est parfois évoquée comme un bienfait, mais là où le Tchèque mélange les histoires et les siècles, Tavares se concentre sur son personnage principal, Lenz, le second fils du très militaire Frederich Buchmann, Lenz, chirurgien réputé dont on saura à peu près tout des origines à la fin.
Fruit d’une éducation à l’emporte-pièce par un père autoritaire, direct et vénéré comme peut l’être un modèle, Lenz prend la vie comme un combat contre la mort. Dans ses jours normaux, « ses jours faibles », la nature ressemble à un « musée qui s’agrandit » de façon imperceptible. Apparence trompeuse, car « il arrive que les pièces du musée montrent qu’elles sont finalement les pièces d’une artillerie secrète ». Comme les colères de la nature non comprises , les maladies sont des défaites du corps que sa main très sûre de chirurgien redresse et répare. Il possède ce grisant pouvoir de vie et de mort sur ses patients, « dans l’orientation à donner au bistouri, Lenz voyait la possibilité d’allumer ou d’éteindre une chaîne hi-fi ». Une position qui lui donne une sorte de supériorité qui lui fait regarder le monde de ses semblables avec une certaine distance, une froideur proche du dédain. Avec une minutie d’horloger, Gonçalo M. Tavares met à nu les rouages d’une théorie surprenante où l’homme évolue dans un système qui le dépasse. Lenz, qui comprend tout cela, est fasciné par l’inconscience des simples d’esprit, pour lui des êtres complètement libres.
La mort de son frère aîné, un faible, réveille dans le praticien, désormais seul dépositaire du patronyme familial, une nouvelle énergie. Il se lance dans la politique. Sa nouvelle tâche n’est plus d’ « agir selon la modalité du un pour un », mais « dans la direction opposée, du un pour beaucoup ». Sans états d’âme, il gravit les marches de la renommée, de celle qui fait que l’on se retourne sur vous dans la rue parce que vous savez manier la foule et que la peur que vous inspirez vous apporte crainte et prestige. La victoire ne fait aucun doute et elle est au rendez-vous, encore imparfaite.
À l’opposé de certaines romans modernes, adeptes de l’action, qui font courir le lecteur sans regarder le chemin, l’auteur prend le temps de l’explication préalable, nécessaire pour désamorcer une incompréhension, une hostilité même de la part du lecteur, face aux agissements pas très catholiques du superman Lenz Buchmann. Il le fallait pour éviter l’aversion, et même l’abandon : il aurait été dommage de ne pas aller au bout d’un ouvrage où, une fois de plus, la courbe de Gauss, s’applique, vous savez celle qui monte jusqu’à un sommet avant de redescendre tout aussi rapidement. Et le parcours pour être apprécié doit être jugé dans sa totalité. Le grands champions cyclistes ont gagné parce qu’ils savaient monter les cols, mais aussi les descendre. Qu’on se rassure, Buchmann ne sera pas le dieu moderne, peut-être n’a-t-il pas assez prié à l’ère de la technique !
La technique du roman, Gonçalo M. Tavares la maîtrise, lui, et à la perfection. Intrigue universelle, intemporelle, fouillée, tous les ingrédients y sont pour faire de ce titre curieux un excellent ouvrage, auquel aura participé Dominique Nédellec avec cette traduction parfaitement limpide. Viviane Hamy a du flair et ses choix déçoivent rarement. Bonne pioche. La preuve, l’ouvrage a reçu le Prix du Meilleur Livre Etranger - Hyatt Madeleine 2010 et le Grand Prix Littéraire du Web - Cultura 2010. Il a fait partie de la dernière sélection du Prix Femina 2010 et de la dernière sélection du Prix Médicis 2010. En ce qui me concerne, je lui décerne l’honneur de mettre un peu de couleur, le rouge des éditions Viviane Hamyest assez pétant, dans ma bibliothèque personnelle et d’y rester longtemps.

Anton Pavlovitch TCHEKHOV - La Mouette





Titre : LA MOUETTE
Auteur : Anton TCHEKHOV
Éditeur : Ebooks libres et gratuits (numérique)
Parution : 1896
Nombre de pages : 80 pages
Prix : gratuit (domaine public)






La Mouette version Garcia est annoncée sur une scène de la ville, occasion à saisir de voir Tchekhov sur les planches, puis de relire cette pièce vieille de plus d’un siècle.
Si les patronymes sont russes, le lieu, une villégiature à la campagne avec parc et étang, et les personnages, les protagonistes tournant habituellement autour de ces résidences aisées – propriétaire, famille proche, voisins, personnel de service, amants et soupirants – pourraient fort bien se trouver partout. Frédéric Bélier-Garcia a choisi un décor intemporel dont les éléments sur roulettes changeront de position suivant les actes : une scène champêtre, trois salles ouvertes, quelques chaises renversées, une banquette, auxquels s’ajouteront au moment venu un rideau de scène et un pan de mur tombés du ciel. Pas de choix d’époque donc, seuls les costumes nous ramènent au début du siècle passé.
Dans ce bocal délimité par l’éclairage se débattent des hommes et des femmes courant après leurs rêves, espérés ou perdus. Pour le propriétaire vieillissant c’est déjà trop tard, les autres s’agitent. La sœur du proprio s’accroche à sa renommée d’actrice quand l’auteur dont elle s’est entichée ne rêve que de calme et de parties de pêches. Le fils de l’actrice voudrait qu’on l’aime alors que son aimée ne rêve que de célébrité. Course poursuite des situations qui se font et se défont, certains s’y font, d’autres s’y défonceront. Chacun  se débat à son rang pour s’y élever, pour en sortir mais les ficelles sont tirées par d’autres. Qu’on s’y adapte ou non n’apporte pas le bonheur, ou tout du moins la paix. Les plus heureux du lot, le régisseur, le voisin médecin, ont trouvé la solution : comme la mouette, ils n’attendent rien, ils vivent le présent, ils tiennent les rênes ou recueillent les confidences.
Sur une même scène, Anton Tchekhov a déposé un concentré de société, un microcosme qui n’a pas pris une ride. Il suffit de changer costumes et décors et l’on retrouve au premier plan les mêmes soucis, beauté, argent, vieillesse, castes, classes, égos surdimensionnés, l’avidité, la manipulation… on en trouvera d’autres sans peine. Bien sûr, les modes modifieront légèrement la donne, la différence ne sera qu’une affaire de millésime.
En quatre-vingt pages, deux heures trente de spectacle si l’on préfère, Anton Tchekhov, merveilleux observateur de la vie, pose le problème de l'existence, esquisse un florilège de solutions en allant même jusqu’à apporter quelques éléments de sa réponse.
Et la mouette là-dedans ? Nina, la jeune amoureuse, l'évoque, « et moi, je me sens attirée vers le lac, comme si j’étais une mouette… Mon cœur est plein de vous ». Un oiseau symbole, tué par dépit un peu plus tard, « vous vous exprimez d’une manière bizarre, à l’aide de symboles. Cette mouette en est un, probablement, mais excusez-moi, je ne le comprends pas… », un cadavre de mouette inspiratrice, « elle aime ce lac comme une mouette, comme une mouette elle est heureuse et libre. Mais un homme arrive, par hasard, et, par désœuvrement, la fait périr, comme on fait périr cette mouette », enfin la mouette pseudonyme pour l’amoureuse éconduite, « elle signait : « La Mouette ». Dans l’Ondine, de Pouchkine, le meunier affirme qu’il est un corbeau, dans ses lettres elle disait qu’elle était une mouette. Et maintenant elle est ici. » Une mouette prémonitoire qui plane sur les personnages et les lieux, revient une quinzaine de fois dans le texte comme un exemple dont on ne tiendra pas compte, faisant du texte de Tchekhov une comédie amère, une comédie dramatique.
Et la représentation ? Ce fut une découverte pour un spectateur rougissant de ne rien connaître de ce chef d’œuvre. Un spectateur neuf, sans a priori, si ce n’était la crainte d’être déçu. Crainte vite balayée, et par le texte, et par la représentation de haute qualité. Seul infime souci qui ne tient pas au réalisateur, les patronymes russes à trois noms ne facilitaient pas la compréhension du texte. Un choix d’acteurs judicieux, une représentation de grande volée, une Nicole Garcia égale à elle-même, silhouette de star, robe virevoltante, voix chaude manquant un peu de portée. Mais broutilles tellement il fait bon de temps en temps revoir (ou simplement voir dans ne cas-là) un de ses classiques.

NB.Les illustrations de cet article ont été tirées du WEB. Merci à:
- Blog4you.fr pour la première
- Presse-Océan pour la deuxième