vendredi 31 mai 2013

Pierre RABHI – Vers la sobriété heureuse



Sobriété heureuse, deux mots qui ne vont pas ensemble. Un titre à contre-courant dans une société où la consommation est portée aux nues comme une félicité suprême. En tête de gondole et premier bénéficiaire, le monde marchand surfant habilement sur le postulat de la croissance, relayé à volonté par des dirigeants politiques se croyant encore au temps des trente glorieuses. Prôner la sobriété dans ce contexte fait un peu blasphème et demande un certain courage.
Notre planète serait-elle une friandise extensible à l’infinie dans laquelle on peut mordre à belles dents sans souci de l’avenir ? Oui, disent les agités du business, adeptes du court-terme, disciples du dieu argent. À cette question, Pierre Rabhi répond non et développe dans son ouvrage les fruits d’une longue réflexion appuyée sur l’expérience personnelle et l’observation, aussi sur le développement de projets concrets basés sur ses idées. Il démonte aussi point par point, dans une langue riche d’un vocabulaire d’une grande précision, l’artifice monté de toutes pièces par le développement de la société industrielle avec en corollaire les puissances de l’argent. En déstructurant la civilisation agricole traditionnelle, la principale conséquence du nouveau modèle basé sur le profit aura été de creuser l’écart entre les riches et les pauvres et de jeter une partie de ces derniers dans la misère.
Ce n’est pas un énarque qui parle mais un paysan modeste qui a acquis son expertise sur le terrain, dans sa ferme de l’Ardèche. De son enfance, Pierre Rabhi retient l’équilibre délicat de son village d’enfance, au cœur du Sahara, une société millénaire où l’argent n’existait pas. Chacun y avait sa place et le sillon à tracer était visible du début à la fin. L’on prenait soin des vieux et souvent c’est parmi eux qu’on trouvait les sages expérimentés, connus et reconnus, écoutés car crédibles. Une société autosuffisante, où tout n’allait pas de soi, loin de là, mais portée par des valeurs adaptées au milieu de vie, une société qui par là-même, devenait vivable, donc durable. Chacun y apportait sa goutte d’eau et la rivière coulait avec une vraie sérénité.
Avec ses gros sabots et de façon insidieuse, le monde moderne a bousculé l’équilibre subtil qui s’était institué au cours du temps. Pour l’agroécologiste, le progrès est un mythe aux conséquences désastreuses parce que gaspilleur, destructeur, gouverné par le lucre, sans égards pour les plus faibles, donc créateur de misère.
Partant du principe que « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », appuyé sur son expérience personnelle, treize années sans électricité, consommation d’eau limitée, Pierre Rabhi prône une autolimitation volontaire, la pauvreté comme une valeur de bien-être et une indignation constructive. L’ouvrage est bourré de bon sens, soutenu par une analyse fouillée et réfléchie, sans agressivité, et cela fait du bien quand, à la lecture, on voit ainsi poindre ainsi une parcelle d’espoir alors que le navire mondial file de tous ses nœuds vers le mur du désastre. Les réalisations listées en fin d’ouvrage montrent que l’argumentation est solide et déroule le tapis du possible. Le tout est de trouver les relais pour l’imposer comme incontournable, c’est peut-être là que se trouve l’utopie. À moins que l’utopie soit rattrapée par la réalité et devienne obligation.
En conclusion, voilà un livre qui rend heureux, un livre à lire, à méditer et à transformer en acte. Merci maître !



Titre : VERS LA SOBRIÉTÉ HEUREUSE
Auteur : Pierre RABHI
Éditeur : Babel (Actes Sud)
Première publication : 2010
Nombre de pages : 168 pages
Format : 11X17,5cm
Prix : 6,70€
ISBN : 978-2-330-01807-8







mercredi 22 mai 2013

Martin PAGE - L’apiculture selon Samuel Beckett


Pourquoi certains livres, dès la dernière page tournée, suscitent-ils de suite l’écriture d’une chronique pendant que d’autres demandent une longue maturation. Pour entrer dans le concret, alors que le commentaire de l’immense Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga mûrit à feu très doux, voilà que L’apiculture selon Samuel Beckett de Martin Page, à peine lu, lui vole la vedette. Mettre en cause la qualité serait aller un peu vite, mais alors à quoi cela tient-il ? En premier, au lien subtil établi entre l’écrivain et son lecteur dans lequel il entre une multitude de paramètres comme la sensibilité de chacun, la forme d’écriture, l’originalité du thème. Mais aussi au vécu du lecteur, au parcours de l’auteur, au message développé, et puis… et puis bien d’autres encore. Un constat qui n’engage que moi, j’avancerai aussi la facilité pour le chroniqueur à s’exprimer sur les ouvrages brefs, concentrés de mots et de faits, porteurs d’une histoire dépouillée d’attributs annexes qui la complexifient et la rendent moins perméable.
Toujours est-il que L’apiculture selon Samuel Beckett, dernier ouvrage de Martin Page, fait partie de cette catégorie puisqu’il s’agit un livre bref, moins de 100 pages, sans artifices, d’une écriture simplifiée rendant la lecture limpide. Or ce livre a été écrit en résidence à l’Akademie Shhloss Solitude (Allemagne) où l’auteur, dans ses remerciements, avoue avoir vécu « l’une des plus belles années de ma vie ». Les conditions d’écriture en résidence sont, semble-t-il, propices à la création d’œuvres brèves mais puissantes comme l’avait été La grammaire de Tanger d’Emmanuel Hocquard écrite dans des conditions identiques. La solitude apparente de l’écrivain en résidence, habillée de rencontres et de contact variés, agitent à bon escient, semble-t-il, la crème de l’imagination pour aboutir à (un beurre) une création de qualité
Et puis il y avait Beckett, une icône de la littérature que beaucoup connaissent de nom mais que peu ont lu (c’est mon cas). Quelle que soit la fantaisie fictionnelle mise en œuvre par Martin Page dans son récit, le mérite de l’ouvrage est d’attirer l’attention sur un écrivain majeur en le mettant à la portée du premier venu. Tout être supérieur qu’il soit, l’écrivain n’en reste pas moins un homme, avec une vie d’homme et ses passions, ses marottes, une certaine espièglerie qui peut le pousser à fausser ses archives. Par son texte vrai ou non, Martin Page descend l’idole de son piédestal et la rend abordable au commun des mortels (dont je fais partie). Cela n’empêche l’auteur de glisser dans le texte quelques idées (venues de Beckett ou non) et d’alimenter ainsi la réflexion du lecteur qui voudra bien s’en donner la peine.
Le narrateur embauché par Beckett pour trier ses archives participe à une belle supercherie à destination des papivores qui vont s’en repaitre. Et Beckett s’interroge : « À quoi est-ce que tout cela sert finalement ? », tente d’y répondre : « Il faut prendre les archives comme une fiction construite par les écrivains et non comme la vérité » et enfonce le clou : « On ne sait rien de la vie d’Homère, pas grand-chose de celle de Cervantès, de Shakespeare et de Molière, cela n’empêche pas ces auteurs d’être universels » avant le coup de grâce : « Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler ». Mangeurs de papier, tout est dit, circulez y a rien à voir !
Des pépites comme celles-ci, on en trouve tout au long du livre, distillées dans les allées et venues des deux protagonistes ou dans les méandres d’un projet de montage de Godot en milieu carcéral. Et l’on découvre un écrivain bourré d’humanité, un homme à double face, celle de l’homme public impeccable et court coiffé et celle de l’homme privé, habillé fantasque et tignasse en friche. C’est peut-être en cela que la pensée de Beckett - Martin Page se rapproche de celle de « Kundera, pour qui toute l’information nécessaire à l’intelligence d’une œuvre doit se trouver dans cette œuvre même et nulle part ailleurs »*. Quoi dire de plus, sinon que le lecteur-apiculteur pourra trouver dans ce bref ouvrage de quoi faire son miel personnel. En ce qui me concerne, il me prend l’envie d’entrer dans l’œuvre de Beckett, En attendant Godot, pour patienter.

* Milan Kundera, Œuvre, La Pléiade tome 1, page XXII



Titre : L’APICULTURE SELON SAMUEL BECKETT
Auteur : Martin PAGE
Éditeur : Éditions de l’Olivier
Parution : 2013
Nombre de pages : 90 pages
Format : 13X18,5cm
Prix : 12€
ISBN : 978.2.8236.0007.0